Décréter une année sans grèves pour sauver l'économie nationale au point de criminaliser les grévistes et se réconcilier avec les hommes d'affaires de l'ère Ben Ali sans qu'ils ne demandent pardon: deux initiatives qui ont dominé la fin de la semaine écoulée. On se demande pourquoi elles ont été révélées à deux jours d'intervalle Deux événements à caractère économique mais profondément politiques ont marqué la fin de la semaine écoulée. Il s'agit de la révélation, jeudi dernier, par Wided Bouchamaoui, présidente de l'Utica, de l'initiative du secteur privé intitulée «Une année pour sauver l'économie tunisienne». Et pour que l'initiative aboutisse, il faut que l‘année en question soit blanche en grèves, et en contrepartie, les hommes d'affaires et chefs d'entreprise s'engagent à améliorer «le pouvoir d'achat des travailleurs au cas où le taux de croissance prévu serait atteint». Jusqu'à hier (lundi 13 juillet), l'Ugtt se contente de déclarer, par la voix de certains des membres de son bureau exécutif (Sami Tahri et Belgacem Ayari) qu'elle n'a pas encore reçu de document officiel de la part de l'Utica comportant, en détail, l'initiative du secteur privé. Partant de là, les responsables syndicaux refusent de commenter le contenu de l'initiative tel que publié dans les journaux, tout en soulignant qu'ils refusent que les acquis des travailleurs soient menacés et que le droit à la grève soit remis en question, quels que soient les prétextes ou justifications. Le deuxième événement consiste en l'adoption par le Conseil des ministres du projet de loi sur la réconciliation économique entre l'Etat et les hommes d'affaires accusés, depuis l'avènement de la révolution, de malversation et d'avoir abondamment pioché dans les deniers publics. Le projet de loi est proposé par la présidence de la République et la révélation de ses principales dispositions (voir l'article de Brahim Oueslati dans La Presse du dimanche 12 juillet) est venue confirmer, comme l'on s'y attendait, que les hommes d'affaires dits corrompus n'auront plus affaire à l'Instance vérité et dignité présidée par Sihem Ben Sédrine, mais traiteront avec une commission nationale prévue par le projet de loi. Cette commission comportera parmi ses composantes un représentant de l'Instance vérité et dignité et sa voix sera égale à celle des autres membres de la commission. Non à l'inflation juridique Et les Tunisiens et les Tunisiennes ne cherchent qu'à se retrouver dans cette avalanche d'initiatives et de lois qui essaiment un peu partout depuis quelques semaines. Tout le monde annonce disposer d'une initiative visant à sauver l'économie nationale et attend le moment propice pour la révéler, à l'instar des déclarations des membres de la coordination des partis de la coalition gouvernementale selon lesquelles il existerait un autre programme politique et économique que Habib Essid sera obligé d'appliquer à la prochaine rentrée, sinon à l'expiration à la mi-août prochain de l'état d'urgence. (Un mois qui pourrait être prorogé, en cas de besoin). Pour en savoir plus et éclairer davantage l'opinion publique, La Presse a approché le Pr Abdelmajid Abdelli, professeur universitaire de droit public, et Abderrazak Hammami, secrétaire général du Parti du travail patriotique démocratique et ancien syndicaliste de l'enseignement secondaire lors des années de braise sous Bourguiba, bien avant l'époque de Ben Ali. Pour le Pr Abdelli, «nous vivons une inflation juridique puisque le projet de loi sur la réconciliation économique avec les hommes d'affaires accusés de corruption (je dis bien accusés dans l'attente que la justice dise son mot) proposé par le chef de l'Etat rejoint ou fait double emploi avec le chapitre contenu dans la loi sur l'Instance vérité et dignité réservé à la réconciliation avec ces mêmes hommes d'affaires. Je me demande, pourquoi un autre texte juridique avec le même objet et pratiquement les mêmes procédures. Il est inadmissible de légiférer à profusion dans le même sens, sans se donner la peine d'annuler les législations existantes relatives au même domaine. Avec l'adoption quasi centaine du projet de loi soumis par Béji Caïd Essebsi, un homme d'affaires accusé de corruption aura bien la possibilité de choisir la législation sur la base de laquelle il va être jugé. Donc, pour que la future loi soit efficace, il faut commencer par annuler, via l'Assemblée des représentants du peuple, le chapitre relatif à la réconciliation existant dans le texte fondateur de l'Instance vérité et dignité. Quant à l'initiative de l'Utica. «Une année pour sauver l'économie», elle donne l'apparence d'être une solution que nos entrepreneurs ont trouvée pour relancer la machine économique. A y voir en profondeur, on découvre qu'elle constitue un revirement spectaculaire à l'encontre des acquis réalisés par les travailleurs bien avant la révolution et une interprétation étrange des articles de la Constitution relatifs au droit syndical, dont en premier lieu celui à la grève. C'est bien la raison pour laquelle ni l'Ugtt, première force syndicale dans le pays ni les autres centrales nées après la révolution ne pourraient avaliser», conclut-il. On est retourné à la vieille méthode de l'enveloppement Abderrazak Hammami craint que «la loi proposée par Béji Caïd Essebsi n'annonce le retour aux vieilles méthodes d'enveloppement qui consistent à vider les lois de leur substance et à sauter l'essentiel de ce qu'elles comportent comme dispositions ou étapes. Pour être plus clair, dans le projet de loi présidentiel, on passe directement à la réconciliation avec les hommes d'affaires accusés d'avoir enfreint la loi sans qu'ils ne reconnaissent leurs tort, sans que les Tunisiens ne soient informés sur leurs méfaits et sans qu'ils ne demandent pardon au peuple. Il suffira qu'ils expriment leur intention de payer pour qu'on ne les poursuive plus et qu'ils réintègrent le circuit économique comme s'ils n'avaient pas fauté. Quand à l'Instance vérité et dignité, elle aura, selon la nouvelle loi, à poursuivre les «tortionnaires et à réclamer des compensations financières au profit des victimes». A la question de savoir si l'initiative «Une année pour sauver l'économie nationale» lancée par l'Utica peut réussir, notre interlocuteur révèle sa crainte que «cette initiative cache d'autres agendas qui n'ont rien à avoir avec le sauvetage de l'économie nationale»; Il précise : «C'est une logique dont l'objectif est de profiter au maximum de la situation économique prévalant actuellement pour que beaucoup d'acquis qu'on croyait irréversibles disparaissent. Il est malheureux qu'un tel discours enveloppé lui aussi de recherche de l'intérêt national revienne après la révolution et réussisse à trouver des parties qui le soutiennent».