Qu'est-ce que le féminisme aujourd'hui ? Le militantisme associatif doit-il être politisé ? Quand les féministes font du social, font-elles du politique aussi ? Des interrogations parmi d'autres auxquelles des représentantes et des représentants notoires de la société civile tunisienne ont tenté de trouver des réponses Une table ronde a été, récemment, organisée à la Bibliothèque nationale sur le thème «La société civile, cinq ans après la révolution». Dans une démarche d'intro-inspection, et toutes générations confondues, le must de ce que la scène associative a produit depuis des décennies, comme Souhyr Belhassen, Sana Ben Achour, Khedija Charif, Dorra Mahfoudh, Rabaâ Abdelakefi, Yosra Frawes, Hassan Boubakri, Anaïs El Bassel, se sont retrouvés pour se transmettre, à travers des témoignages, leurs perceptions, conclusions et beaucoup d'interrogations, dégagées de leurs démarches respectives. La métamorphose en cours du contexte sociopolitique a forcé ces personnes engagées, toutes autant qu'elles sont, à se poser des questions et revoir les concepts et autres outils d'approche. Qu'est-ce que le féminisme aujourd'hui ? Le militantisme associatif doit-il être politisé ou non ? Quand les féministes font du social, font-elles du politique aussi ? Autre question entraînant un vif débat : quel est le rapport des associations à l'Etat ? Lui revendiquer des cadres nécessaires (légaux, administratifs) qui permettent d'agir, a-t-on répondu, entre autres. Comment aider ceux qui ont choisi la Tunisie comme terre d'accueil, si le cadre législatif vient à manquer ? Enjeux sociaux et politiques La rencontre déclinée en deux séances a traité dans sa première partie des «enjeux sociaux, cinq années après la révolution»; «La société civile face aux défis de la transition politique» est le grand thème débattu l'après-midi. Des représentants d'organisations historiques, comme la Ligue des droits de l'Homme, l'Association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement (l'Afturd), la Fédération internationale des droits de l'Homme, (bureau de Tunis), l'Observatoire du Forum social, ont apporté des témoignages poignants, à l'instar de Abderrahman Hdhili, qui a raconté à partir d'exemples consignés des désastres en mer des clandestins tunisiens. C'est le Global Institut de l'université de Genève, représenté par Mme Khadija Mohsen, et l'Association Beity de Sana Ben Achour qui ont fait que cette rencontre a pu avoir lieu. Au gré des interventions, les classiques n'ont pas manqué d'être évoqués, comme «Femmes, violences et exclusion». De nouvelles thématiques, telles que «Le fonctionnement des institutions et gouvernance» présentée par Asma Ghachem de l'Association de recherche sur les transitions démocratiques, ont éclairé l'assistance sur des sujets tirés de l'actualité, à savoir le Conseil supérieur de la magistrature. Enfin, la question épineuse de «l'espace public et la sphère médiatique» a été présentée par le journal La Presse, par deux de ses journalistes, Olfa Belhassine et l'auteure de ces lignes. Comme il s'agit d'un grand chantier, il mériterait, quand le temps viendra, d'être traité à part. Nous n'avons pu citer la totalité des intervenants pour des raisons évidentes. Celles et ceux qui n'ont pas été évoqués nous excuseront. Témoignages Khadija Mohsen (Global Institut de l'université de Genève) : La société civile tunisienne, une clé de lecture des transitions politiques L'université de Genève travaille sur un programme qui a pris la forme d'un observatoire mis en place depuis une année. Nous avons organisé un séminaire sur les transitions dans le monde arabe. Au terme de ce colloque, il a été décidé de retenir une thématique qui devait nous servir de lunettes d'observation pour les changements et les transformations qui s'opèrent aujourd'hui dans cette région. Cette thématique est la société civile. Il y avait des pays où la démarche s'imposait naturellement comme la Tunisie. Le prix Nobel est venu gratifier un compromis politique initié par une partie de cette société civile, désormais inscrit dans l'histoire. Sana Ben Achour (Association Beity) : Il y a une remise en cause aujourd'hui des organisations internationales On devrait se révolter contre le système du financement international. Je suis dans un état de saturation intellectuelle. Et pour tout dire, je ne les supporte plus, je n'ai rien contre les personnes, ni ne doute que leurs actions partent d'un bon sentiment, mais je constate qu'il y a un formatage insidieux, sournois. Je le constate à double titre, en tant que femme engagée dans le champ public et en tant que chercheur. Même les concepts et les mots que nous employons, on ne sait pas à quoi ils réfèrent. Prenons le mot «genre». A quel moment on a pris le temps de l'expliquer ? Nous sommes à la croisée des chemins, c'est ce que la révolution nous a apporté de mieux en plus de la liberté d'expression. Mais nous devons également avoir la liberté d'être de vrais acteurs de notre vécu et de ne plus nous laisser formater. Je tiens à dire qu'autant pour la question des droits de l'Homme, nous l'avons ramenée vers nous, et pris le temps de la travailler, de se l'approprier conformément à nos lois et à nos référents. Autant pour tous les autres, nous n'avons pas adopté la même démarche. Il y a une remise en cause aujourd'hui des organisations internationales, non pas uniquement sur la question du financement. Nous avons un rapport à redéfinir avec eux. Questions : Sommes-nous dans un rapport d'égalité ou non ? Sommes-nous de vrais partenaires pour contester leur manière de réfléchir sur nous ou pas ? Il faut se rendre à l'évidence, nous sommes leur objet de recherche. Nous ne sommes pas des acteurs. Nous devons véritablement repenser nos rapports aux organisations internationales. Dorra Mahfoudh (professeur de sociologie) : Une composante de la société civile est contre les libertés Nous avons à débattre de plusieurs questions qui se posent à nous dans ce nouveau contexte. Quel rôle peut jouer la société civile dans l'inclusion politique, sociale et économique du citoyen. Autre question, comment travailler avec une composante de la société civile qui ne travaille pas dans le sens des droits des femmes, qui se situe contre les droits individuels et les libertés, mais qui se réclame de la société civile Khedija Chérif (Fidh) : Nous devons nous adapter au nouveau contexte Tout au long de notre parcours, nous avons été dans la résistance et nous avons été quelque part une force de proposition. Il faut reconnaître que depuis, nous n'avons pas totalement changé nos stratégies, notre mode de fonctionnement, alors que le contexte est différent. Même si les dangers de recul existent et se manifestent de plusieurs manières. Pour ce qui est de l'appui des organismes internationaux, c'est ce qui nous a permis de faire la publicité des violations qui se faisaient à l'époque de Ben Ali. C'est important de ne pas l'oublier Hédia Jrad (Association femmes démocrates) : Dans l'associatif, le politique est incontournable Le politique d'une association comme celle des Femmes démocrates ou de l'Afturd n'est pas le politique partisan, c'est celui qui aspire à changer des lois et veut avoir son mot à dire dans la Constitution. C'est un politique qui revendique une cour constitutionnelle composée avec la parité. Si on se prononce sur l'arrestation de Jabeur et Ghazi ( les jeunes athées de Mahdia), si on se positionne contre l'article 230 (qui criminalise l'homosexualité), on est en plein dans le politique et ce politique-là fait peur ! Nous devons trouver les moyens de faire en sorte que la scène politique se situant au cœur de la société civile puisse drainer les femmes et les initier à leurs droits. La dimension politique est incontournable. C'est cette dimension qui nous a valu le rejet, nous autres femmes démocrates. J'aimerais que cette dimension imprègne les autres associations qui agissent dans tous les champs associatifs. Souhyr Belhassen (ex-présidente de la Fidh) : Le féminisme, c'est l'accès des femmes au politique Il faudra prendre le temps de redéfinir les concepts. Pour moi, le féminisme à définir aujourd'hui, c'est l'accès des femmes au politique. Il faut travailler dans ce sens-là. La confusion entre le politique et le social était nécessaire à un moment de notre histoire, c'était un outil de lutte. Aujourd'hui, il faut réfléchir et faire en sorte que les femmes accèdent aux postes politiques. Rafik Halouani (coordinateur général de Mourakiboun) : Notre agenda, défendre la démocratie Les associations nouvelles qui ont travaillé principalement sur le contrôle des élections — Mourakiboun, Atide, I Watch — ont apporté un élément nouveau. Elles ont utilisé une approche moderne. Nous avions à gérer entre 4.000 à 6.000 collaborateurs et 540 voitures déployés le même jour, et collecter les informations qu'ils détiennent de manière rapide et efficace. Nous avions les résultats, ce n'est pas notre rôle de les diffuser. Mais si fraude il y a, nous le saurons. Nous avons travaillé sur tout le process depuis son début. Et ce serait peut-être le maillon qui manque aux associations qui n'ont pas pour champ d'action les élections. Nous avons eu la chance de recevoir beaucoup d'argent et d'assistance technique. Notre budget était de 2 millions de dinars. Aux élections de 2011, sur une totalité de 8.000 bureaux de vote, le parti Ennahdha avait déployé 16.000 membres accrédités. Le parti politique qui arrivait en seconde position était le PDP avec 800 membres ! Comparez de 16 mille à 800. Par contre, quelques organisations étaient en deuxième place par le nombre de ses observateurs, comme La ligue des droits de l'Homme en avait 4.000, Mourakiboun 4.000, Atide 2.000. Tous les autres partis politiques étaient derrière. Une formation qui a la prétention de faire la politique et qui n'a pas la capacité de former 10 à 20 mille personnes devrait se convertir en association. Par ailleurs, nous avons été accusés d'avoir des agendas. Oui celui de défendre la démocratie.