La polémique continue autour des images de la tête décapitée du jeune berger Mahjoub Soltani, diffusées par le JT de la Nationale 1. La chaîne de réactions et de décisions que cette affaire a soulevée ne cesse de provoquer l'inquiétude de beaucoup de professionnels sur le retour des vieux démons : censure, autocensure, peur et déficit de régulation. Quelques heures avant les attentats terroristes de Paris, Mabrouk Soltani, jeune berger de seize ans, est décapité par des jihadistes, vendredi 13 novembre, à Jebel Mghilla, dans la région de Jelma (gouvernorat de Sidi Bouzid), où il vit dans une grande précarité avec sa famille étendue. Les images de sa tête confinée dans le réfrigérateur familial sont diffusées, samedi, par le journal de 13h00 de la TV nationale 1. Elles sont relayées par les réseaux sociaux. Alors que la voix de la Haica reste inaudible, les réactions vont s'enchaîner. Parallèlement avec le communiqué incendiaire du Syndicat national des journalistes tunisiens, qui qualifie les images de «faute professionnelle grave», le soir même la direction de la télé publique annonce le limogeage de Hamadi Ghidaoui, rédacteur en chef du journal télévisé. Vingt-quatre heures après, le dimanche en fin d'après-midi, le gouvernement décide de démettre de ses fonctions Mustapha Ben Letaief, PDG de la TV publique. «Devant un déficit de vraie stratégie médiatique de lutte contre le terrorisme, la majorité des intervenants dans ce secteur semble alors entrer dans une sorte de transe et se laisse aller à ses émotions. Certains en profitent pour régler des comptes avec les médias publics», fait remarquer Rachida Enneifer, juriste et ancien membre de l'autorité audiovisuelle de régulation. «Un déni du rôle de la régulation» Dans un communiqué de la Coalition civile pour la défense de la liberté d'expression, publié lundi 16 novembre, les membres de ce front d'associations, que coordonne le Syndicat national des journalistes tunisiens (Snjt) se déclarent «désagréablement surpris par l'ingérence flagrante du gouvernement dans la conduite des médias publics, et par sa volonté d'hégémonie, manifestée à l'occasion du limogeage du président-directeur général de l'Etablissement de la télévision tunisienne». Le texte ajoute : «Le PDG a été informé de cette décision par un coup de téléphone du conseiller du président du gouvernement, au mépris total du rôle central de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle, et des acquis accomplis sur la voie de la réforme du secteur de l'information, engagés, depuis 2011, par les structures de la profession». Entre le mouvement Nida Tounès, qui exprime sur sa page Facebook son soutien à l'action gouvernementale pour défendre «la déontologie et l'éthique que les médias nationaux devront respecter», et l'aveu de Nouri Lejmi, le président de la Haica : «la décision du gouvernement Essid est un pas en arrière et un déni du rôle de la régulation», dit-il, la guerre des déclarations s'est poursuivie toute la journée du lundi. Plainte du ministère public pour «apologie du terrorisme» Mais voilà que le ton de la discorde entre le pouvoir, d'une part, et le Syndicat et la Haica monte, d'autre part, d'un cran avec la plainte déposée avant-hier mardi auprès du parquet par le ministère public contre le rédacteur en chef du JT pour «apologie du terrorisme». Le journaliste risque, selon la nouvelle loi de lutte contre le terrorisme et de blanchiment d'argent, cinq ans de prison ferme et entre 5.000 à 10.000 DT d'amende. Pour Larbi Chouikha, professeur à l'Institut de presse et des sciences de l'information, et auteur d'un ouvrage récent intitulé : «La difficile transformation des médias. Des séquelles de l'étatisation aux aléas de la transition», le limogeage précipité de Mustapha Ben Letaief incarne un prétexte des autorités pour sanctionner le refus du PDG de la TV publique de relayer le signal de Nessma TV, télévision privée, à qui le palais de Carthage a accordé le droit exclusif de diffuser les images de la totalité de la cérémonie du Prix Nobel lundi dernier. «Le risque consiste aujourd'hui à mettre au pas les médias publics, que l'on affaiblit en refusant d'y injecter les réformes nécessaires et en renforçant en parallèle les médias privés engagés dans le jeu des allégeances envers le pouvoir. En refusant d'associer la Haica à la prise de décision de dimanche soir, on tend également à la marginalisation des instances publiques. La sécurité et le terrorisme peuvent devenir une épée de Damoclès brandie à tout moment contre les journalistes et la liberté d'expression. Ce que je redoute encore plus, c'est le retour aux pratiques autoritaires pour organiser l'espace public », avertit Larbi Chouikha. Prémices d'une bataille autour de la nouvelle instance de régulation Malgré plusieurs tentatives de La presse toute la journée d'hier pour entrer en contact avec les services de la communication de la présidence du Gouvernement, afin de recueillir l'avis des responsables sur la tournure que prend le dossier des images d'Al Wataniya, nos appels n'ont reçu aucun écho. Silence radio de ce côté-là. Par contre, les inquiétudes et les doutes des professionnels quant à la gestion des autorités de cette affaire continuent à résonner dans les médias. «Ces faits et cette escalade sont extrêmement graves pour l'avenir de la régulation. Dieu sait à quel point les blocages imposés du temps des gouvernements de la troïka ont paralysé le processus de recrutement des PDG des médias publics et la teneur de la négociation que nous avons engagée avec le pouvoir, qui a mené finalement à la nomination de Mustapha Ben Letaief. Nous pensions que la pratique de limoger et de désigner un PDG d'un média public par un simple coup de fil était révolue», rappelle Riadh Ferjani, sociologue des médias et ancien membre de la Haica. R. Ferjani va plus loin : « Le plus intéressant dans toute cette affaire, c'est qu'elle nous renseigne sur la guerre de positionnement entre les différents acteurs politiques et professionnels pour accaparer la nouvelle instance de régulation. Celle-là qui remplacera dans l'avenir la Haica». Deux jours après «la faute grave» de la TV nationale, «qualification que devrait faire uniquement la Haica parce que détenant les instruments du monitoring», précise Rachida Enneifer, Nessma TV diffusait à une heure de grande écoute 16 mn de témoignage du cousin de Mabrouk Soltani, dans lequel il accable l'Etat et les forces de sécurité, qui n'ont pas cherché à récupérer la dépouille du défunt. «Une réalité qu'ont démontré pourtant les reportages de la télé nationale et qui ont valu au média public une foule de récriminations de la part du pouvoir. Pourquoi cette politique de deux poids, deux mesures? N'est-ce pas là le second acte du slogan lancé par la troïka sur les «les médias de la honte» (Iîlam Al Ar) et du sit-in de leurs milices devant la télé nationale pour déstabiliser ses employés pendant près de deux mois ?», s'interroge encore Rachida Enneifer.