Tout porte à croire que les Français tiennent, eux aussi, leur 11 septembre. L'ampleur des attentats terroristes commis vendredi dernier à Paris est telle que les choses changeront immanquablement. Plusieurs indices autorisent à y souscrire. D'abord, les Français, tous les Français, ont été frappés sauvagement. Paris, la Ville Lumière, a été ensanglantée par des attentats commis de sang-froid, ourdis internationalement, par les phalanges du désordre obscurantiste. Paris, Ville Lumière depuis Abélard qui incarna, au 12e siècle, comme Ibn Rochd et Maïmonide, ses contemporains, la première figure de l'intellectuel moderne. De tout temps, la France succombe via Paris, et rentre chez elle via Paris. Après la libération de Paris, le général de Gaulle avait déclaré, le 25 novembre 1944, «la France est rentrée chez elle». Et les gosses chantaient à tue-tête la retraite des Allemands : «Nous ne les reverrons plus, c'est fini ils sont foutus...». On comprend dès lors pourquoi les Français assimilent les attaques sanglantes du week-end dernier à un acte de guerre. A l'échelle de la représentation, cela est lourd de sens. A Paris, Bagdad, Al-Qods et Aden De ce côté-ci de la Méditerranée, la même douleur lancinante est de mise dès que Bagdad, Damas, Sanaa ou Al-Qods sont à feu et à sang. Des villes symboles, chargées d'histoire, emblématiques. Insoutenables images de Bagdad brûlée par l'aviation anglo-américaine, pilonnée, pillée, de Damas encerclée, bombardée à l'aveuglette, de la vieille ville de Sanaa, abritant des bâtiments millénaires, bombardée... Le président français, François Hollande, campe aujourd'hui le chef de guerre d'une coalition internationale contre Daech. L'Europe, les Etats-Unis d'Amérique, la Russie de Poutine y sont associés. Soit. Mais le rappel de faits têtus s'impose. Dans son interview de rentrée accordée au journal Le Monde, en 2014, le président français avait évoqué la livraison d'armes par la France aux «rebelles» syriens : «Donc nous ne devons pas relâcher le soutien que nous avions accordé à ces rebelles qui sont les seuls à participer à l'esprit démocratique», avait-il déclaré. Dans un entretien avec le journaliste Xavier Panon, François Hollande avait reconnu que la France avait fourni des armes aux «rebelles» syriens dès 2012. La DGSE leur avait ainsi livré des canons de 20 mm, des mitrailleuses, des missiles antichar, des lance-roquettes... Le tout en violation de l'embargo décrété dès l'été 2011 par l'Union européenne. On parle même de forces spéciales françaises et d'officiers dépêchés sur le terrain, en Syrie, pour la formation et le soutien opérationnel des terroristes qualifiés de «modérés». Et ce n'est pas tout. Le président français avait décidé des frappes contre le régime syrien en vue de faire triompher les «rebelles». Le 29 septembre 2013, Vincent Jauvert, journaliste au Nouvel Observateur, avait publié un article exclusif intitulé «Comment Hollande avait prévu de frapper la Syrie». Il y est écrit notamment que, le 31 août 2013, les Rafale étaient prêts à décoller, les cibles choisies et les communiqués déjà rédigés. Mais au tout dernier moment, François Hollande a dû annuler l'opération : «A l'annonce d'un nouveau coup de fil de la Maison-Blanche, les conseillers de François Hollande sont persuadés ce samedi 31 août que le président américain a tranché dans la nuit et qu'il déclenchera l'opération le soir même ou au plus tard dans la nuit du dimanche... Personne à l'Elysée n'imagine qu'après avoir reçu une lettre de 186 parlementaires lui demandant de faire voter le Congrès, Barack Obama a décidé in extremis de leur donner raison et encore moins que les principaux responsables de la Chambre des représentants et du Sénat sont déjà au courant — plusieurs heures donc avant François Hollande...''J'ai décidé d'y aller, dit le chef de la Maison-Blanche à son homologue français ce samedi à 18h15, mais je vais d'abord demander l'aval du Congrès''. François Hollande est abasourdi. Il essaie de convaincre le président américain de revenir sur sa décision. En vain. Le chef de l'Etat rejoint alors les hommes qu'il a convoqués dans le salon vert pour un conseil restreint. Il ordonne aux militaires de rappeler les Rafale et évoque les prochaines fenêtres de tirs.» Bien évidemment, on pourra épiloguer longtemps sur ce soutien du chef de file des socialistes français aux terroristes syriens grimés en opposition modérée et, paradoxalement, armée. Les descendants de Jaurès s'avèrent des va-t-en-guerre, plus zélés même en la matière que les partis de droite. Inconséquences de la politique française au Moyen-Orient C'est dire aussi qu'en matière politique, l'évidence n'est pas la vérité, et vice-versa. Les retours de flamme sont toujours ravageurs. Dans son édition de ce 17 novembre 2015, Le Monde a publié un article intitulé «Nous payons les inconséquences de la politique française au Moyen-Orient». Sophie Bessis et Mohamed Harbi (historiens), y écrivent notamment : «Aujourd'hui, c'est la politique internationale d'une France blessée, et de l'ensemble du monde occidental, que nous voulons interroger. Sur l'islamisme d'abord. Depuis le début de sa montée en puissance, dans les années 1970, les dirigeants occidentaux se sont convaincus qu'il devenait la force politique dominante du monde arabo-musulman. Addiction au pétrole aidant, ils ont renforcé le pacte faustien les liant aux Etats-Unis qui en sont la matrice idéologique, qui l'ont propagé, financé, armé. Ils ont, pour ce faire, inventé l'oxymore d'un «islamisme modéré» avec lequel ils pouvaient faire alliance. Le soutien apporté ces derniers mois au régime turc de M. Erdogan dont on connaît les accointances avec le jihadisme, et qui n'a pas peu contribué à sa réélection, en est une des preuves les plus récentes. La France, ces dernières années, a resserré à l'extrême ses liens avec le Qatar et l'Arabie saoudite, fermant les yeux sur leur responsabilité dans la mondialisation de l'extrémisme islamiste. Le jihadisme est avant tout l'enfant des Saoud et autres émirs auxquels elle se félicite de vendre à tour de bras ses armements sophistiqués, faisant fi des «valeurs» qu'elle convoque un peu vite en d'autres occasions. Jamais les dirigeants français ne se sont posé la question de savoir ce qui différencie la barbarie de Daech de celle du royaume saoudien. On ne veut pas voir que la même idéologie les anime.» Décidément, l'histoire a de ces grimaces. On ne peut s'empêcher de penser à Charles Péguy qui déclarait qu'il faut «dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste»...