Ancien directeur adjoint du journal Le Monde, Alain Rollat est sollicité depuis l'année 2014 par l'Union européenne pour mener des formations en déontologie journalistique dans les pays du Maghreb. Il anime à la TAP, ces jours-ci, un groupe de travail chargé de rédiger le «Manuel de l'agencier de la TAP». Dans cet entretien, l'expert revient sur les enjeux entourant le traitement des questions du terrorisme par les médias Vous avez dû suivre la polémique provoquée par les images de la TV nationale à propos de la tête du jeune berger assassiné le 14 novembre et confinée dans le réfrigérateur familial. Fallait-il passer ces images ? Que représentaient exactement ces images ? Est-ce qu'elles avaient un intérêt informatif ? Est-ce qu'elles ajoutaient un élément nouveau à la compréhension de ce crime ? Est-ce que l'intérêt général justifiait leur diffusion ? Non ! Non ! Non ! Trois fois «non» ! Ceux qui ont décidé de diffuser ces images dégradantes n'ont eu aucun respect de la dignité de la victime. Ils ont abusé de la vulnérabilité de sa famille accablée par la douleur. Ils ont cédé au plaisir morbide du voyeurisme. Ils ont violé les règles déontologiques du journalisme digne de ce nom qui interdisent la publication d'images dégradantes. A votre avis, cette affaire rappelle-t-elle quelque part la polémique qui a suivi la diffusion de la vidéo du meurtre du policier montré par terre à proximité du journal Charlie Hebdo lors des attentas de janvier dernier ? Ces deux «affaires» ne sont pas comparables. La vidéo à laquelle vous faites allusion était l'enregistrement en direct d'une scène de crime par un témoin anonyme. Cette vidéo avait un intérêt informatif. Elle montrait comment un policier blessé avait été achevé, à bout portant, par l'un des assassins de «Charlie Hebdo». La scène était filmée d'un balcon, sans aucun gros plan, les images ne portaient pas atteinte à la dignité de la victime. Elle montrait, au contraire, que ce policier avait fait preuve d'un courage héroïque. C'est ensuite que les règles déontologiques n'ont pas été respectées : quand la scène a tourné en boucle, pendant des jours, sur les écrans des chaînes d'information continue qui sont alors tombées dans le travers du sensationnalisme. Comment, à votre avis, peut-on trouver le juste équilibre entre la liberté d'informer et le respect de la dignité humaine, principe fondamental du code déontologique des journalistes ? Il y a toujours un équilibre à trouver entre le devoir d'informer, qui interdit la censure, et le respect dû aux victimes, qui oblige à faire preuve de retenue. Pour le journaliste, c'est un débat de conscience. En présence de scènes de crime ou de guerre, il doit toujours se demander si le droit des morts à la paix ne pèse pas plus lourd que l'intérêt d'une publication. Les professionnels respectueux des autres et conscients de leur responsabilité sociale savent marcher sur ce fil; ils trouvent généralement le bon angle, le bon plan, celui qui donne l'information sans tomber dans l'indignité ou le voyeurisme. En quoi consiste le rôle du journaliste en ces situations de crise sociale et politique? Lors, par exemple, des attentas de Sousse l'été dernier et de l'attaque de plusieurs cibles à Paris, vendredi 13 novembre ? Plus le crime est horrible, plus l'émotion est forte, plus le journaliste doit garder son sang-froid et doit prendre du recul pour être capable d'observer les faits, de les rapporter et de les analyser sans se laisser submerger lui-même par ses émotions personnelles. Regardez comment travaillent les photographes et les téléreporters au milieu des guerres : ils font leur travail de «diseurs de vérités», au milieu des scènes les plus terrifiantes, comme s'ils étaient des robots mécaniques, sans aucune émotion apparente... Ils travaillent sous carapace mentale, ils sont capables de s'abstraire du contexte. C'est cela la «journalistique attitude», cette capacité à regarder le monde comme un monstre virtuel et les hommes comme des insectes parfois terrifiants. Ce n'est qu'une façon de s'accrocher aux branches pour ne pas être emporté par le dégoût, mais c'est la seule façon de tenir bon quand il faut servir le droit des gens à une information véridique et authentique dans toutes les circonstances, y compris les pires. Comment informer sur le terrorisme : doit-on privilégier l'information ou l'opinion ? Il existe, en la matière, trois règles à respecter. Primo, pour nous, les journalistes, le terrorisme, c'est une actualité comme les autres, donc nous devons en rendre compte. On ne peut, ni ne doit cacher ce que les gens peuvent découvrir par eux-mêmes. Secundo, dans le traitement de ce sujet, il ne faut jamais divulguer d'informations qui pourraient mettre en danger les forces de l'ordre ou nos sources dans ces milieux-là. Une exception cependant : si nous savons qu'un acte dont nous avons connaissance peut porter atteinte à l'intégrité d'un groupe de citoyens. Tertio, il ne faut pas devenir la caisse de résonance de l'activité des terroristes et s'interdire toute complaisance à l'égard de leurs pratiques de propagande. Aujourd'hui, les journalistes de la TV nationale responsables des images du jeune berger risquent jusqu'à 5 ans de prison. «La sécurité nationale» et le «terrorisme» ne sont-ils pas dans ce cas une épée de Damoclès levée contre la liberté d'expression ? Si on mettait en prison tous les journalistes qui ne respectent pas les règles déontologiques de leur métier, les prisons de beaucoup de pays seraient remplies de journalistes. Il faut garder le sens de la mesure. Ce n'est d'ailleurs pas aux tribunaux ordinaires de sanctionner les manquements à la déontologie; c'est aux représentants de la profession concernée de le faire. Les abus de presse méritent des blâmes, pas le cachot. Mettre les voyeurs en prison au nom de la «sécurité nationale», c'est avoir peur de son ombre ou, en effet, quand il s'agit de voyeurs de presse, c'est avoir une arrière-pensée...