Selon une étude réalisée par l'Observatoire national de la jeunesse sur la perception des jeunes du salafisme, 10% soutiennent fort ce mouvement, cette idéologie et 30% le tolèrent. La corrélation entre la reprise du salafisme et la montée terroriste dans les pays arabes et postrévolutionnaires, en particulier, crève les yeux sans pour autant être tout à fait compréhensible. La révolution anti-dictature et anti-système a finalement ouvert la voie à un extrémisme enfoui, refoulé et donc violent qui a explosé, du jour au lendemain, provoquant un charivari idéologique, car marqué par la confusion entre le religieux dans son sens purement littéral et le religieux politique, dans son sens despotique. Cette confusion a donné libre-court aux frustrés politiques et socio-économiques de prendre leur revanche en prenant en main la manipulation des jeunes. Le salafisme, ce mouvement à dominante spirituelle qui aspirait jadis à renouer avec les origines des ancêtres les plus dignes d'être pris pour modèles car les plus pieux, se transforme de nos jours en un outil de renversement des valeurs citoyennes et universelles et leur substitution par des valeurs dogmatiques, fondées sur l'hostilité, le refus d'autrui et de tout avis ou toute perception autre du monde. Aujourd'hui, le salafisme fait partie intégrante de notre pays tout comme le terrorisme. Ce dernier étant l'abcès à crever. Qu'en est-il du premier ? Le Forum de l'académie politique et la société Konrad Adenauer Stiftung ont organisé, samedi dernier à Gammarth, une journée d'étude sur le thème : «Jeunes et salafisme en Tunisie». Une rencontre à laquelle ont pris part des universitaires et des juristes qui ont tenté, chacun de son côté, d'analyser la montée salafiste en Tunisie. Mme Sarra Jouini Hafiz, professeur universitaire à la Zitouna, a expliqué que le salafisme, dans son sens extrémiste, a pris de l'ampleur et a réussi à gagner les jeunes, contrairement à d'autres dogmes d'extrémisme comme le satanisme qui, lui, est resté dans l'ombre. Le salafisme extrémiste qui vient en réaction aux sources de désespoir et de frustration comme la dominance exubérante de la matière et, simultanément, l'émoussement du spirituel, puise de cette frustration pour absorber les jeunes avec autant de facilité qu'il parvient même à les exploiter au profit de son projet, à savoir pénétrer le système et reprendre les guerres et les combats primitifs. L'oratrice a appelé à relativiser les positions et à opter pour un discours modéré afin de pouvoir convaincre les jeunes et les dissuader quant à ce mouvement. «Plus notre discours est hostile, plus ils s'attacheront à leur position», a-t-elle remarqué. Elle a recommandé aussi d'intervenir efficacement en veillant désormais sur la traduction des valeurs de la citoyenneté et de la société civile en réalité et de les faire sortir de leur statut de discours stériles et assommants. La composante politique a tout chamboulé ! De son côté, le Pr Alaya Allani, universitaire et spécialiste des mouvements islamistes dans le Maghreb, a axé son intervention sur les rapports entre salafisme et terrorisme. Il a rappelé que le salafisme comme mouvement de prédication a pris un tournant politique après la guerre d'Afghanistan en 1979. Il est devenu un salafisme politique et non un salafisme spirituel comme il l'était auparavant. Il s'agit d'un mouvement ou d'une idéologie qui rejoint, en quelque sorte, l'Islam politique ou réformateur dont la genèse en date de 1928, avec des fakirs comme Mohamed Abdou, Rafaâ Rafa' Al Tahtaoui, Abdelkader, Chakib Arselène, etc. «L'islam réformateur était fondé sur deux piliers : l'ouverture sur l'occident et plus exactement sur les sciences et sur le régime politique, notamment la démocratie, et ce, dans l'optique de sortir de l'ignorance pesante. Le deuxième pilier consiste en la séparation du religieux et du politique. Une séparation qui conduit à une sorte de complémentarité du moment que le religieux et le politique réussissent, chacun de son côté, leur propre mission», explique l'orateur. Sauver le salafisme «spirituel» Cependant, à ce concept modéré et moderniste s'oppose le concept du cheikh Hassen al Banna qui, lui, avait une vision autre de l'Islam. Il considérait l'islam politique dans son aspect le plus radical. Pour lui, l'islam politique est un parfait amalgame du religieux et du politique. C'est lui qui permettra de reprendre la gloire musulmane révolue après la chute de l'Empire Othoman via l'application de la charia et de la khilafa. Aussi, la genèse de l'islam politique a-t-elle ouvert la voie au salafisme dans son sens radical, à savoir le salafisme jihadiste tel qu'il a été conçu par Saïed Kotb. Selon ce dernier, tout Etat qui n'applique pas la charia est non croyant. Cette position takfiriste a été à l'issue des premiers ébranlements idéologiques. A la fin des années 70, les slogans scandés par les islamistes séduisaient les jeunes qui étaient assoiffés du religieux, étant donné que les républiques postindépendance n'accordaient pas la priorité au religieux mais au socio-économique. Ces jeunes ont créé la notion des «arabes afghans» et ce, en soutenant la communauté musulmane durant la guerre d'Afghanistan. Ces jeunes ont fini par donner naissance à el Qaïda puis à Daech. «Ce sont deux produits locaux qui ont leurs propres agendas. Aujourd'hui, ils luttent pour survivre. Ils optent ainsi pour un jihad mondialisé. Ce sont des mouvements qui ont des systèmes doubles tout comme des discours doubles», renchérit l'orateur. Et d'ajouter que la lutte contre le salafisme terroriste ou jihadiste doit être menée en s'appuyant sur des idées et non sur des armes. Mieux encore, l'idée étant de préserver et de protéger le salafisme comme mouvement spirituel «en le délestant du politique et de l'esprit rétrograde et en lui administrant des doses de modernisation afin qu'il s'acclimate avec le présent». Les jeunes tolèrent le salafisme ! M. Mohamed Jouili, directeur de l'Observatoire national de la jeunesse, a parlé de la position des jeunes tunisiens vis-à-vis du phénomène salafiste, un sondage d'opinion à l'appui. Il s'agit, en fait, d'une étude réalisée par l'Observatoire sur un échantillon représentatif de la jeunesse habitant le Grand-Tunis ; soit 1.700 jeunes hommes et jeunes femmes âgés entre 18 et 30 ans. Ce sondage a permis, via des questions ciblées, de connaître la position des jeunes par rapport au salafisme. L'étude montre que près de 10% des interviewés soutiennent fort le salafisme, le défendent comme un mouvement salvateur. Notons que 30% des interviewés sont pour le salafisme. En effet, 45% des jeunes ne considèrent pas le salafisme comme un phénomène intrus à notre société. Par ailleurs, 23% pensent qu'il est capable de réformer la société tunisienne. L'étude montre que 55% des jeunes apprécient le comportement vestimentaire salafiste et 37% sont pour le port du niqab et du kamiss dans les établissements scolaires et universitaires. M. Jouili s'interroge sur l'origine d'une telle position, d'une telle vision. Est-ce la radicalisation de l'Islam ou l'islamisation de la radicalité qui est à l'origine de ce phénomène ? «Je pense qu'il s'agit de l'islamisation de la radicalité. Ces jeunes refusent le système dans sa totalité. Ils expriment ce refus à travers la rupture avec tout ce qui leur est familier. C'est similaire à la montée du marxisme et du gauchisme dans les années 60 et 70. En ces temps-là, les principaux paradigmes étaient socio-économiques. L'identité même était considérée et définie via le statut social. Aujourd'hui, les choses ont changé. Les paradigmes sont essentiellement culturels. L'identité est religieuse par excellence», explique M. Jouili qui a appelé à la révision du système et à la résolution des lacunes afin de mettre un terme à l'islamisation de la radicalité.