* Interview de Neji Djelloul, professeur d'archéologie islamique «Non, nous ne vivrons pas un scénario à l'algérienne des années 90. En plus Ennahdha a presque rompu avec ses origines Qutbistes» Professeur d'histoire et d'archéologie islamique à l'université de la Manouba, Neji Djelloul est aussi membre du bureau politique du parti Républicain. A la lumière de l'Histoire, notre interlocuteur nous donne sa propre lecture de l'Islam tunisien, tel qu'on le souhaite tolérant et modéré.
Le Temps : De quel Islam a-t-on besoin aujourd'hui ? Est-ce qu'il y a plusieurs islam ? Qu'est-ce qui distingue l'islam tunisien « zeitounien » ?
Neji Djelloul : Il y a un seul islam. Partout à travers le monde les musulmans s'orientent, cinq fois par jour, vers la Mecque, pour adorer Allah, « l'unique » qui « n'engendra, ne fut engendré et de qui n'est l'égal par un » (Coran, CXII). C'est le chemin vers Dieu et la civilisation engendrée par cette religion qui sont différents d'une contrée à une autre. Contrairement à l'islam oriental, celui de l'Ifriqiya s'est développé dans les Ribats adoptant très tôt un aspect quiétiste et maraboutique, d'où cette grande tolérance envers les autres religions. A titre d'exemple, jusqu'au XIXè siècle, les zawiyas étaient en Tunisie des « haram » où les Chrétiens et les Juifs persécutés par les agents du pouvoir beylical pouvaient sE r2fugier. De plus le salafiste égyptien Mohamed Abdou, en visite en 1884 dans notre pays, fut mal accueilli par les cheiks de la Zitouna à cause de ses positions à l'égard du quiétisme, du fatalisme et du tawakkul soufis.
Les jurisconsultes (fuqaha) ifriquiyen, souvent d'origine autochtone, à l'instar de Issa Ibn Miskin (XIè siècle) et Ibn Arafa (XVè siècle), ont en outre, très tôt adopté le figh théorique aux traditions locales, d'où l'importance du orf et de Adat ahl Ifriqiya dans l'arsenal juridique tunisien. Le substrat antique est visible dans la législation relative aux traditions matrimoniales (le fameux sadaq kairouanais), aux fêtes et aux rites funéraires. Durant tout le Moyen-âge, les Ifriqiyens célébraient, sous l'œil complaisant des religieux les fêtes antiques de l'Awassu (les Neptulia du Dieu Neptune), la fête du printemps la « Yanayiriya ». Depuis le XIIIè siècle, les réfugiés andalous apportèrent au pays une tradition plus tolérante envers les femmes, notamment en matière d'instruction et de code vestimentaire.
Ainsi devant la déferlante wahabite rigoriste, on a besoin en Tunisie de faire revivre (et de faire connaitre) l'islam composite et syncrétiste de nos ancêtres, fait de placages successifs et de greffes réussies.
Il y a ceux qui prônent un islam rigoureux proche du courant salafiste. Pourquoi le discours salafiste extrémiste a-t-il gagné du terrain ?
Le phénomène est complexe et il faut l'analyser sans parti pris idéologique comme on a, désormais, tendance à la faire. De même, associer systématiquement salafisme et extrémisme relève d'un non sens historique. On peut supposer qu'une grande partie des partisans d'Al-Nahda sont, à titre d'exemple, conservateurs, mais pas forcément extrémistes, il y a une nuance de taille.
La religiosité du tunisien est depuis longtemps marquée par une forme de rigorisme ascétique, voire conservateur qui apparait clairement dans la littérature des tabaqat et dans la poésie aghlabite. La dawa almohade, qui a marqué même le Zitouna, était un mouvement salafiste réformateur et éclairé. Le mois du Ramadan est, encore, marqué par une forte et profonde piété.
N'oublions pas aussi que des pionniers du mouvement national tunisien, à l'instar de Mohamed Chaker et Abd Al-Aziz Thaalibi ont été des partisans du salafiste néo-orthodoxe Mohamed Abdou. Ce dernier prônait la régénération de l'islam en revenant à la tradition représentée par les « pieux anciens » ou Al-Salaf Al- Salih. Le parti des « Jeunes Tunisiens » était, également, une alliance entre les modernistes laïcisant (Ali Bach Hamba) et les réformistes salafistes qui appelaient à une interprétation rationnelle de la religion.
On comprend, ainsi, que la Tunisie ait, toujours, été travaillée par des courants rigoristes mais qui avaient la particularité d'être tolérants. Mais le choc de la modernité bourguibienne a poussé une frange de la société vers une forme d'ankylose (antarcique) intellectuelle accentuée, sans doute, par « l'orientalisation » de l'enseignement et la fondation d'associations religieuses au milieu des années 70. N'oublions pas que le mouvement de la tendance islamique (ancêtre de Nahda) est né des entrailles de la société pour la préservation du Coran crée en 1970 à la Zeitouna.
Pourquoi le salafisme wahabite qui n'a pas séduit la Tunisie au XIXè siècle devient le courant préféré des jeunes ?
Ce développement tire, essentiellement, ses origines dans la politique socio-économique et religieuse de Ben Ali. Ce dernier a réduit le travail des prédicateurs, à embrigader les imams et à imposer un contrôle rigoureux et étouffant sur les mosquées, en associant, aussi, religiosité et terrorisme (loi de 2003). Cette politique policière a poussé de un certains nombres de nos concitoyens à se tourner vers les chaînes satellitaires du Golfe ou des sites internet extrémistes. La dégradation de du système éducatif et de la culture savante accentuèrent, davantage, ce nivellement.
Toutefois, je pense que la nébuleuse extrémiste en Tunisie n'a vraiment de wahabite que le nom car la salafiya dite « ilmiya » d'obédience saoudienne ne semble pas attirer beaucoup de monde. La marginalité, la misère et peut-être quelque part la mondialisation ont, plutôt, poussé beaucoup de jeunes, issu du milieu rural et des faubourgs pauvres des villes, vers les mouvements Takfiristes violents qui considèrent toute la société comme étant corrompue et athée. Le thème du califat est aussi un concept « mondialisé », donc plus attrayant que celui un peu vieillot de la « nation-Etat ». Ces mouvements rappellent beaucoup le Takfir wa Hijra, fondé en Egypte par Mustafa Chakir, un ancien activiste des Frères Musulmans, en 1970 dans un contexte de crise matérielle et spirituelle. Son idéologie comprenant des éléments des enseignements de Sayid Kotb, et à travers ceci des Azariqa Kharajites, est fondée sur le Takfir, à savoir que la société dans son ensemble était retournée à la non-croyance (jahiliya) d'où le nécessité du Jihad élevé au rang de fardh ayn. L'aggravation de la crise sociale risque d'attirer vers ses mouvements des sympathisants déçus par sa « modération ».
La Tunisie est-elle devenue une terre de mission ? Est-ce qu'elle l'a toujours été de par son histoire ?
Oui, la Tunisie, qui forme l'occident de l'orient et l'orient de l'occident, a été toujours une terre de mission. Elle a, cependant, toujours su intégrer ces influences dans son propre monde et les « tunisifier ». Les divinités grecques étaient présentes à Carthage (Deleter et Corée), l'Afrique romaine comptait beaucoup de cultes orientaux (ceux d'Isis et de Mithra) et fut le paradis du syncrétisme religieux. Et puis rappelez-vous la carrière des grands pères de l'Eglise chrétienne à l'instar de Saint Cyprien, ou les dix missionnaires envoyés par Omar Ibn Abd Al-Aziz, les dai Kharejite Akrema et chiite Abdallah. Au XIXè siècle, le babisme y trouva, également, une terre fertile.
Ce qui s'est passé en Algérie dans les années 90 peut-il se reproduire en Tunisie ?
Absolument pas. Il est vrai que notre pays s'oriente, certes dans la douleur, vers la démocratie. Contrairement à celle de l'Algérie, la géographie de la Tunisie, ne permet pas l'épanouissement de môles de guérilla capable de contrebalancer les pouvoirs implantés sur le littoral. De même, le plus grand parti « islamiste » a presque rompu avec ses origines « Qutbistes ». Malgré son recours à des thèmes religieux, afin de mobiliser ses troupes, Ennahdha est en passe de devenir un parti conservateur mais laïcisant.