Qui est Janus ? Le dieu romain des transitions, des commencements, mais aussi des fins… Une divinité à deux visages, l'un tourné vers le passé, l'autre vers l'avenir. C'est aussi une allégorie choisie par Hatem M'rad pour représenter la Tunisie d'aujourd'hui. « Janus ou la démocratie à deux têtes » est le titre de la dernière publication du politiste Hatem M'rad, éditée par Nirvana. L'homme a plusieurs casquettes. Universitaire, c'est grâce à ses efforts que le département des sciences politiques a pu renaître à la faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, après une mise en veilleuse par l'ancien régime. M. M'rad est le président fondateur de l'Association tunisienne d'études politiques. Il est directeur-fondateur de la Revue Tunisienne de Science Politique, auteur de plusieurs ouvrages sur le Libéralisme, L'opinion publique, La citoyenneté. Il tient une chronique hebdomadaire dans le Courrier de l'Atlas, parfois sur La Presse qui lui a consacré plusieurs entretiens. L'Homme est discret, ce n'est pas un habitué des plateaux, préférant ne pas se mettre en avant mais plutôt écrire. Ses chroniques régulières ont le mérite d'apporter un éclairage subtil et instructif sur l'actualité nationale, parfois internationale. Des analyses élaborées avec les outils scientifiques qui sont les siens et le recul nécessaire, sa posture de toujours. Il se fait un point d'honneur de se soustraire de la pression de l'actualité en direct et en continu, ainsi que des polémiques. Hatem M'rad a dédié son ouvrage à sa mère Zeineb qui vient de disparaître et à son défunt père. Qu'ils reposent en paix. Vider la contestation économique et sociale L'auteur développe dans son ouvrage l'idée selon laquelle la jeune démocratie tunisienne a deux visages. « Un visage positif dans la durée et dans la profondeur. Une démocratie qui se consolide d'élection en élection, élargissant sans rupture la sphère des libertés. Un autre visage négatif, cette fois-ci. Visage terne. Il semble défigurer les bienfaits de l'autre face qui est plus avenante ». Les deux têtes évoluent dans deux sphères différentes, contradictoires, qui ne se rencontrent vraisemblablement pas. Leurs objectifs sont distincts. Leurs temporalités disjointes, totalement à l'opposé. Puisque, l'un se projette vers l'avenir, essayant de contourner les obstacles pour avancer, l'autre broie inlassablement le quotidien. Et l'auteur de s'interroger, lequel des deux visages est le plus vrai ? « Sans doute les deux. Les deux visages ne se rencontrent pas. Et pourtant, ils coexistent et se confondent dans une seule démocratie en mal de repères ». Cette idée représente le fil conducteur de ses chroniques écrites entre 2018 et 2020, et publiées dans les colonnes du magazine et journal d'information le Courrier de l'Atlas. Dans Janus ou la démocratie à deux têtes, l'auteur a suivi au jour le jour les deux visages de la démocratie tunisienne, sans omettre d'évoquer, à la lumière des expériences comparées, les incertitudes des démocraties étrangères, les événements de politique internationale et autres faits historiques marquants qui auraient le mérite d'expliquer la réalité tunisienne, qui peut paraître parfois, souvent même, confuse. La démocratie repose sur l'élection, analyse-t-il. Elle autorise le vainqueur à gouverner temporairement et sous contrôle. On le sait, objecte-t-il, mais aussi démocratique soit-elle, l'élection ne suffit pas toujours à établir et consolider totalement cette démocratie. Outre ce fait, les électeurs tunisiens ne choisissent plus vraiment. « Puisque les états-majors des partis détournent leurs choix et droits de vote par des combinaisons postélectorales dans lesquelles ces électeurs ont du mal à s'y retrouver ». Il faudrait penser à remédier à cet état de fait, préconise le politiste, il faut « raffermir la règle de droit, la hiérarchie des normes, les contrôles des autorités politiques par des juges indépendants et des autorités de régulation ». Il faudra également, selon M'rad, ajuster le code électoral et surtout vider la contestation économique et sociale. Etudes de faits et concepts Outre l'introduction, six parties thématiques subdivisent ce livre volumineux de 400 pages. Sa première chronique s'intitule, « Bourguiba Le Multiple ». Bourguiba est-il un ou multiple ? « Admiré et suspecté, aimé et haï, il est à lui seul une problématique. Il est chargé d'histoire, il est au cœur de décisions fondamentales, politiques et civilisationnelles...En un mot, Bourguiba est un facteur de réhabilitation », définit Hatem M'rad. Il est à lui seul une révolution dans la révolution. Bourguiba incarne et assimile les contraires. Tant la révolution (audaces historiques, acquis libéraux) que la contre-révolution (partisans du dogme, du passé, du refus de la nouveauté). Bourguiba est-il à l'image de cette Tunisie à deux visages ? Oui, sans doute ! Il y a encore différents Bourguiba, répond M'rad, dans différents secteurs. Le combattant, le militant, le négociateur, le réformiste audacieux et efficace. D'autres célèbrent encore le Bourguiba de l'éducation, énumère l'auteur, ciblant l'analphabétisme, les préjugés et la tradition. Des hommes et des femmes cultivent une prédilection pour le libérateur de la femme, facteur de progrès général et de modernité. D'autres Tunisiens préfèrent faire ressortir le profil du laïc moderne. Bourguiba est honoré à nos jours pour ses choix sociétaux. Le planning familial est une orientation décisive qui a façonné la société tunisienne d'aujourd'hui. D'autres Tunisiens préfèrent mettre en avant les constantes de sa politique étrangère et d'autres encore mettent en avant et regrettent même l'autorité de l'Etat sous son règne. Une autre chronique s'intitule « Abus syndical en démocratie ». La légitimité syndicale est irrécusable en démocratie, tient à énoncer l'auteur. « Mais, on se lasse des revendications abusives et systématiques, de quelque provenance qu'elle soit, politique, syndicale ou associative. Comme on se lasse d'ailleurs du conservatisme rigide et brut». Une troisième chronique vise le régime parlementaire tel que pratiqué en Tunisie. Le ton est donné d'emblée, dès l'intitulé ; « Le pouvoir d'un Parlement délétère ». Un pouvoir pernicieux dont les Tunisiens découvrent tous les jours les méfaits. « Maître du pouvoir, le parlement, du moins sa majorité islamiste, est de surcroît l'institution la plus visible, la plus spectaculaire, la plus médiatisée, en raison, justement, de ses errances, dérives... Le dernier parlement issu des élections de 2019 est aussi éclaté qu'instable et chaotique», critique le politiste, sans concession aucune. A travers les faits animant le paysage politique, consignés et commentés par Hatem M'rad au fil des jours et des semaines, se profilent des concepts politiques, des règles juridiques, des événements historiques et contemporains qui transcendent le quotidien pour produire du sens et, pourquoi pas, participer à éclairer l'avenir.