Sidi Bouzid, l'insoumise région victime, tout comme le reste des régions en marge, n'a retenu, en fait, que la mémoire de ses martyrs. Pour elle, la commémoration du 14 janvier ne signifie absolument rien. Seul compte l'inoubliable 17 décembre 2010 La révolution, cinq ans déjà. Mais en parle-t-on aujourd'hui comme à ses débuts, avec le même enthousiasme et la même ferveur ? Croit-on encore à ses mots qui en disent long, à ses slogans si retentissants et à ses objectifs publiquement promis ? Qu'en reste-t-il dans l'imaginaire populaire ? Presque plus rien n'est encore gardé dans une mémoire trop brouillée que des non-dits absolus, des zones d'ombre et des actes indéchiffrables. Voire un passage à vide contre-nature, entouré des plus grands secrets du monde. Une sorte de boîte noire sombrant au fond de l'océan. Révolution ou contre-révolution sommes-nous en train de vivre ? Ainsi s'interrogent, sidérés, les citoyens des régions démunies, les jeunes sans emploi et les familles des martyrs et blessés de la révolution. C'est que leurs attentes sont toujours là. Et les dossiers les plus brûlants font encore du surplace. Alors que les politiques élus censés leur apporter des solutions sont aux abonnés absents. Au point d'entendre certains déplorer le départ de Ben Ali. Et le chemin semble aussi long pour arriver à bon port. Tel un puzzle disloqué, nul ne connaît les coulisses des dernières heures. Pas des révélations, non plus, sur les moments cruciaux d'une journée pas comme les autres. Celle où le pays se croyait affranchi, prêt à tourner la page. Mais, les mains tremblantes n'écrivent jamais l'histoire des nations. Dans le cours du temps qui passe, l'on ne voit guère le bout du tunnel. Et dans une large mesure, il n'y a plus quasiment de lumière. De douloureux souvenirs auxquels s'ajoute la déception d'une population qui se sent trahie, livrée à elle-même et trompée. Sur fond d'incertitude qui se profile chaque jour, elle continue à prendre son mal en patience. Sidi Bouzid, l'insoumise région victime, tout comme le reste des régions en marge, n'a retenu, en fait, que la mémoire de ses martyrs. Pour elle, la commémoration du 14 janvier ne lui signifie absolument rien. Seul l'inoubliable 17 décembre 2010 dont elle tient particulièrement compte. Date très symbolique, où se déclencha l'étincelle d'une colère ravageuse qui a secoué l'ensemble du pays, provoquant, en moins d'un mois, la chute du régime de Ben Ali. Une date lumineuse dans les annales du pays, surtout d'une région dont les jeunes, à la fleur de l'âge, sont tombés au nom de la liberté et la dignité. On ne doit pas s'arrêter ici.. L'histoire ne les oubliera jamais. Certainement ! Mais, où sont, maintenant, ces jeunes faiseurs de la révolution ? Laissés-pour-compte, ils ne sont ni au pouvoir, ni posés en contre-pouvoir. La jeunesse tunisienne aspire à pouvoir concrétiser ses rêves, parfaitement légitimes : accès au marché du travail et vivre dignement. Tous les discours de circonstance prononcés à se ce sujet soulignent le manque de vision de nos élus. Autant de sang, de larmes et de sacrifices consentis... Comment peut-on raconter cette période du passé sans oser dire ses quatre vérités ? Difficile de mieux sauter sans reculer. Joint par téléphone, M. Youssef Jallali, chargé des médias auprès du comité d'organisation du festival de la révolution à Sidi Bouzid, voit les choses autrement. Pour lui, la commémoration d'un tel moment fort d'émotions sans précédent ne peut se réduire à sa juste expression médiatique. Ni à un simulacre festif. Grand hommage à nos martyrs qui ont sauvé l'honneur et donné leur vie pour nous libérer du carcan du despotisme et de l'oppression, reconnaît-il. Et chapeau bas à cette révolution «bénie» qui a enfanté des citoyens libres et créé un paysage politique pluraliste. «Mais, on ne doit pas s'arrêter ici. La révolution se poursuit malgré tout...». De son avis, sa région, capitale révolutionnaire par excellence, ne voit, jusque-là, rien réaliser de ce qui lui a été promis. Paroles électoralistes ou bluff politique,regrette-t-il. Infrastructure, emploi ou autres projets de développement et de santé, rien de bien visible en tout cas. Quoi qu'il en soit, on ne renonce jamais à nos droits. Et s'il y avait eu une deuxième révolution ! Serait-elle, vraiment, suffisante pour satisfaire toutes les demandes? Afin d'en finir avec ce statu quo persistant. Révolte ou révolution ? A quoi est due cette insatisfaction? A un dialogue de sourds, certes, qui a tué tout sens de communication. Pourquoi nos gouvernants ne retiennent pas la leçon ? S'agit-il d'une fuite en avant ou d'une politique du fait accompli ? Sont-ils inconscients des lois de la révolution, de sa nouvelle constitution ? Certains de nos élus, semble-t-il, ne s'en montrent pas aussi convaincus. Les affidés, revenants du temps révolu, ne croient plus au changement. Et les caciques de l'ancien régime, on les revoit greffés au cœur des clans partisans, dérobés aux regards des revanchards. Sommes-nous, réellement, dans un contexte postrévolutionnaire ? Approché, à ce sujet, l'universitaire-chercheur en histoire contemporaine Dr Khaled Abid a donné une réponse en forme de «ni oui ni non». Thèses et antithèse à la fois. Car, ce qui se passait au cours de la période du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011 nous laisse perplexes. Selon lui, en se référant aux dires des partisans, l'on peut considérer qu'il s'agit d'une révolution, étant donné qu'elle a fini par faire tomber le régime en place. Mais, cette définition s'avère trop superficielle, commente-t-il, surtout quand on sait qu'on était face à une fin de règne dont le régime persiste encore. Et que cet acte s'inscrit dans la continuité. Et Dr Abid va plus loin dans ses analyses : «Tout ce qui se passait ne pouvait être qu'une ‘‘intifadha'' à processus révolutionnaire très rapidement avorté d'une manière ou d'une autre. D'ailleurs, dans l'imaginaire social tunisien, on n'a pas, jusqu'alors, réalisé qu'on faisait une révolution au sens vrai du terme, au point de se voir retomber dans l'anarchie, dès les premiers jours après la chute de Ben Ali...». Hélas, un tel état se poursuit jusqu'à aujourd'hui et nourri la déliquescence de l'Etat. Et d'ajouter avoir déclaré, depuis septembre 2011, que nous vivions au rythme d'une «fausse révolution». Malheureusement, on se berce encore d'illusions, dont chacun a sa propre version, résume-t-il. Qu'il s'agisse d'une révolution ou pas, cinq ans après son déclenchement, il y a une certaine unanimité sur l'échec auquel elle a abouti. Le secrétaire général de l'Union populaire républicaine (UPR), M. Lotfi Mraïhi, dans un communiqué publié la veille des festivités, l'a imputé à des choix politiques et économiques non concluants, soldés par des crises en cascade. Il considère que les objectifs de la révolution — si on garde cette appellation — ne pourront se réaliser en l'absence d'une stratégie globale à dimensions multiples. L'UPR estime qu'il est grand temps de repenser le modèle de développement et d'opérer les réformes radicales attendues. Du moins, sauver ce qui peut l'être.