Par Ezzedine FERJANI * Cinq ans après la Révolution, la question reste à l'ordre du jour : réforme de l'université, chômage de diplômés, formation du formateur et surtout une recherche scientifique pour répondre à quels objectifs ? Force est de constater que la jeune université tunisienne est passée d'un état d'embryon début des années 70 à divers rectorats répartis sur plusieurs régions du pays, des spécialités diverses et variées, des centres de recherche, 400.000 étudiants, un surplus de docteurs dans des spécialités diverses, 7500 universitaires...On peut dire que du chemin a été parcouru et pourtant ! Un bilan mitigé Le sentiment qui accompagnerait un regard lucide d'un actif de l'intérieur (après 30 ans de présence) est que cette université est dans une course effrénée contre la montre et que le temps est toujours en avance quant à ses réponses aux impératifs vrais, à l'attente de la société et au niveau élevé des sacrifices de la société en droit à des besoins, à des urgences. Dire que l'université tunisienne est malade, qu'elle est en crise profonde ne fait qu'ajouter de l'eau à un moulin qui n'en demande pas et qui réclame de plus en plus et de manière urgente un regard lucide, des propositions claires et concrètes, des objectifs réalistes et joignables. Il ne s'agit pas de procéder à une politique radicale de table rase de tout ce qui existe et de départs intempestifs et hasardeux vers des objectifs utopiques basés sur l'imaginaire trop fertile, le copiage aveugle d'expériences importées du Nord ou d'Asie. Où en sommes-nous après près de 40 ans d'expérience ? Qu'attendons-nous de la réforme en gestation et quelles grandes lignes se fixer en perspective pour répondre à toutes ces questions et ces espoirs légitimes ? Les plus grandes difficultés de l'université ne se posent ni au niveau de l'adhésion au système LMD ( qui a consisté en une mise à niveau nécessaire et urgente avec le reste du monde), ni au niveau de la pertinence et de la scienticité du contenu des différentes licences, toutes spécialités confondues. Alors ? Nous sommes en urgence de modifier le plus rapidement possible des aberrations cumulées au cours de parcours et qui se manifestent essentiellement par : - Un trop-plein en nombre d'étudiants et une dégradation flagrante au niveau de leur potentiel scientifique, de leur motivation au savoir et de leurs capacités intrinsèques à apprendre des compétences, à se former à l'esprit de rigueur scientifique et à devenir autonomes. Un grand mal que je résume ainsi et qui pourrait nécessiter des études larges et complexes en psychologie, en sociologie, en analyses politiques ... - Des lacunes de plus en plus flagrantes en termes de formation des formateurs issus eux-mêmes des contradictions sus-citées. On connaît le résultat : on en arrive à la perte totale de crédibilité de l'universitaire, une chute vertigineuse de la qualité de l'encadrement pédagogique, une perte de motivation du formé devant des lacunes et des faiblesses souvent déroutantes du formateur supposé ou proposé comme tel. - L'inondation du marché par des milliers de « diplômés » issus de ces contradictions, peu compétents, non aguerris aux contraintes du milieu professionnel, vaincus d'avance par un marché de l'emploi trop restreint, cruel, peu crédule et surtout impatient et exigeant tout de suite de la performance et du résultat de productivité et de production. Ces jeunes diplômés souffrent en plus d'absence de moyens matériels pour le démarrage, d'imagination, de confiance, de créativité, d'encouragements des milieux financiers et d'accompagnement. Ce qui a été pendant les années 60 et 70 un formidable ascenseur social (par le savoir) est en panne depuis belle lurette. Il n'est plus rare de rencontrer des bacs +5 éboueurs, garçons de café ou... barbouzes de boîtes de nuit. Quelques idées motrices Il est important de signaler que l'université tunisienne produit quoi qu'on en dise et malgré les lacunes citées, une production appréciable en nombre de docteurs, diversité des spécialités, nombre de publications dans des revues de renommées et impactées. Elle bénéficie de moyens financiers respectables (sacrifice du contribuable) à tel point que le directeur de la recherche affirme que l'argent n'est pas un problème pour le financement de travaux. Les appareillages et équipements existent : plusieurs atouts notables qu'il faudra orienter à bon escient ! Cependant, force est de constater que des ajustements urgents d'ordre stratégique sont à concevoir dans tous les domaines afin de répondre à l'impératif premier : faire en sorte que les sacrifices du contribuable puissent apporter un changement qualitatif au niveau de l'avance de l'industrialisation, de la création d'emplois, de l'amélioration de la productivité, de la diversification du produit national, de la rationalisation de l'exploitation des ressources, de la création de nouveaux métiers, d'innovation et, en définitive, d'un meilleur positionnement de notre pays dans la compétition mondiale et du gain de part de marchés substantiels avec pour objectif majeur définitif : l'amélioration du niveau de vie matériel et culturel du citoyen. La démarche est pluridisciplinaire, globale et complexe : tout intervenant a son apport propre, sa conception à défendre et ses programmes à proposer. Quelques idées conductrices me semblent importantes à souligner tout en laissant les portes très ouvertes pour d'autres apports spécialistes ou généralistes. Il est temps d'arrêter d'inonder l'université par des jeunes qui n'ont ni les compétences ni les motivations pour l'enseignement supérieur : je ne parlerai pas de barrages mais d'orientations multiples à concevoir, à préciser et à planifier pour nos élèves ; redynamiser la formation professionnelle, l'intégrer à l'école et au lycée, l'accompagnement dès le lycée vers des métiers d'intérêt commun, l'encouragement à l'esprit d'indépendance et d'entreprise dès le second cycle du lycée : en d'autres termes faire en sorte d'intégrer la majorité non aguerrie pour l'université et admettre au niveau de l'enseignement supérieur une jeunesse motivée, préparée, prometteuse. Faire en sorte que toute licence diplômante soit conçue en étroite étude de marchés, de besoins nationaux et régionaux, de nécessité d'innovation, de création d'emplois, de gains de part de marché du travail mondial, de valorisation des ressources. Il est temps que l'université se mette au diapason de l'activité économique du pays et vice-versa ; et pour cela, le secteur productif est à intégrer concrètement parmi les commissions de prise de décisions. Du chemin appréciable a été parcouru ; de longs chemins restent à construire et à concevoir Il est inévitable en définitive que certains de nos diplômés partent travailler à l'étranger. Ils ramènent une plus-value, des devises, une ouverture sur le monde, des possibilités de formations et de places pour d'autres jeunes nationaux. Pour la recherche, il est urgent de fixer des priorités nationales stratégiques bien sûr : l'eau , l'énergie, l'agriculture, l'agroalimentaire et la santé sont et restent des priorités nationales, mais il est temps d'évaluer le chemin parcouru depuis les années 80, de recenser les résultats acquis, de se fixer de nouveaux objectifs : est il normal que nous ayons produit des centaines de docteurs, des milliers de publications dans différents domaines sans brevets d'invention, sans nouvelles entreprises, sans conséquences tangibles sur le secteur actif pour faire fructifier le savoir acquis ? Du matériel, des équipements, des installations sont sous-exploités, faute de maintenance ou de besoins réels. Des délais de livraison incroyablement longs sont imposés pour des produits courants à cause de lourdeurs administratives. Il faut apporter des remèdes à ces situations Un autre problème important de la recherche et de l'université tunisienne : un déficit flagrant en motivation des opérateurs en place. De jeunes recrues partent par milliers dans les pays du Golfe, l'absentéisme fait des ravages dans les centres de recherche. Il est temps de réviser la situation en même temps que le statut de l'universitaire et du chercheur : une idée motrice est à concevoir et qui consiste à motiver par la récompense : celui qui produit plus et mieux ne peut continuer à être traité à la même enseigne que l'abonné absent. On peut disserter longuement sur le sujet. Il est à aborder dans un esprit de stratégie et de pluridisciplinarité. Ses enjeux sont déterminants pour l'avenir du pays. Je reformule ici des espoirs (trop déçus par le passé) que ces quelques propositions trouvent un écho favorable et soient pris en compte par les décideurs du pays car les idées, les bonnes, peuvent valoir par leurs conceptions ; elles restent lettre morte et ne deviennent existantes que lorsqu'elles sont mises à profit et contribuent à faire tourner la roue de l'Histoire dans le sens du progrès et de l'utile. * Professeur à l'Université de Carthage