Depuis un bon moment, la perle écologique Ichkeul est en lutte à une importante menace en raison de la rupture imminente de toutes les sources d'eau qui l'alimentent. Et c'est encore pire en annonçant la mort certaine du meilleur patrimoine naturel en Tunisie. Face à ce constat alarmant, il est plus que jamais temps d'inviter les spécialistes, la société civile et les communautés à présenter les solutions urgentes et d'agir sur le terrain. Mais il faut le dire, dans ce combat, la solution s'avère très difficile à trouver pour remédier au manque d'alimentation du lac en eau douce avec notamment un écosystème malmené depuis longtemps où l'environnement n'est pas une priorité pour nos gouvernants. Comme chaque année, la Tunisie célèbre le 5 juin la Journée mondiale de l'environnement, à l'instar de tous les pays du monde. Plus loin que ceci, cette occasion devrait être bien plus qu'une célébration symbolique puisque notre pays est signataire de toutes les conventions internationales relatives à la protection de l'environnement, dont les principales sont celles relatives à la diversité biologique, à la lutte contre les changements climatiques, contre la désertification...Mais on se demande si le pays est réellement sorti de l'auberge à l'heure où en Tunisie post-révolution, on se trouve toujours en pleine crise écologique totale (sociale, économique, territoriale), à l'heure où nos responsables ne s'inquiètent pas de cette situation et gardent toujours le silence avec une passivité de fer et une fausse attitude d'indifférence. Et ce qui se passe, aujourd'hui, au Parc national d'Ichkeul (Menzel Bourguiba-Bizerte), cette perle écologique, prouve le lamentable échec de la politique adoptée par nos gouvernants. Aujourd'hui, la sonnette d'alarme a été tirée, encore une fois, sur la mort certaine de ce patrimoine naturel, le meilleur en Tunisie. L'Ichkeul...à pleurer ! « En Tunisie, nous avons tourné le dos au monde des sages...Le braconnage en mer et en terre frappe toutes les espèces et on clôture, aujourd'hui, la ''fête'' par l'étranglement définitif du dernier oued qui reste à alimenter le lac Ichkeul en eau... ». C'est avec ces mots ciblés que Abdelmajid Dabbar, ce militant acharné de la cause environnementale et animale depuis longtemps, a évoqué ce dossier sensible, dans une tentative d'attirer l'attention des autorités concernées sur la gravité de la situation et la nécessité d'agir de manière urgente pour sauver le parc national d'Ichkeul, un des rares sites au monde inscrit sur trois conventions internationales, bien avant qu'il ne soit décrété parc national (réserve de la Biosphère de l'Unesco en 1977, patrimoine mondial de l'Unesco en 1979 et site Ramsar en 1980). Classé aussi comme le meilleur patrimoine naturel en Tunisie, ce parc est sérieusement menacé, aujourd'hui, à cause de l'étranglement définitif du dernier oued, soit une rupture de toutes les sources d'eau qui alimentent le lac du parc. « Depuis longtemps, le lac et les marais de l'Ichkeul sont reconnus (avec Donana en Espagne, la Camargue en France et El-Kala en Algérie) comme une des quatre principales zones humides du bassin occidental de la Méditerranée...Et pendant les années 1990, un bureau d'étude allemand avait jugé utile de construire une écluse pour contrôler l'entrée et la sortie des eaux par Oued Tynja, ouvrage sans utilité actuellement, ce qui fait qu'aujourd'hui, une nouvelle étude d'impact s'avère urgente pour revoir l'état des lieux. Dans ce cadre, six barrages programmés sont déclarés fonctionnels. Il s'agit, en fait, du barrage Joumine, barrage Sejnène, barrage Ghézala, barrage El-Malah, barrage Oued Ettine, barrage Douimess... Je me demande à ce niveau-là quel est le responsable de l'Etat tunisien qui aura le courage d'ouvrir une des vannes des 6 barrages pour conserver et protéger l'écosystème unique quand l'Ichkeul sera à sec ? Je me demande aussi, est-ce que ces 6 ouvrages hydrauliques (les 6 barrages) et les périmètres irrigués ont fait l'objet d'études d'impact, bien que la loi soit claire pour l'intervention aussi bien de la DGF et de l'Anpe?», souligne M. Dabbar, tout en ajoutant que les modalités de mise en œuvre de la procédure relative à l'étude d'impact sont fixées par le décret n°2005-1991 du 11 juillet 2005, relatif à l'étude d'impact sur l'environnement et fixant les catégories d'unités soumises à l'étude d'impact sur l'environnement et les catégories d'unités soumises aux cahiers des charges (Jort n°57 du 19 juillet 2005, pages 1834-1840). Ainsi, il n'y a pas de problème au niveau juridique puisque le cadre légal est là. «Malheureusement, dans l'état actuel des choses, le Parc national de l'Ichkeul souffre d'une gestion en compétition entre deux organisations étatiques, qui se jettent les responsabilités des défaillances, quand, d'une part, l'Anpe (Agence nationale de protection de la nature et l'environnement) draine beaucoup de financements des bailleurs de fonds internationaux pour les dépenser sur des banalités, au lieu de donner des priorités, dont la première c'est de faire sortir tous les troupeaux sauvagement introduits dans le parc, bien qu'il soit noté sur les enseignes qu'il est interdit d'introduire des animaux à l'Ichkeul. Et de l'autre part, la DGF (Direction générale des forêts) à qui reviennent la conservation et la gestion du parc... La goutte d'eau qui fait déborder le vase était l'étranglement, voire la rupture pure et simple de toutes les sources d'eau qui alimentent le lac Ichkeul, suite à la construction de six barrages d'eau dans tous les bassins versants», regrette-t-il. La faune a déserté les lieux... Abdelmajid Dabbar indique, également, que l'Ichkeul était connu jadis par les grandes populations d'oiseaux d'eau qui y hivernent (entre 180.000 et 220.000). Actuellement, la plupart d'eux ont déserté l'Ichkeul pour d'autres lieux et refuges dont le lac El-Kala en Algérie. À titre d'exemple, les oies cendrées comptaient de 8.000 à 12.000 individus chaque hiver, alors qu'en 2019, elles ne sont que 550 oies. Le buffle de l'Ichkeul, un des emblèmes de ce parc, a aussi déserté les marais quand lui aussi ne trouve plus le pâturage pour vivre. «Par ailleurs, depuis les premiers jours de la révolution, des occupations interdites ont gagné le parc à l'intérieur des clôtures par des troupeaux de moutons et de vaches. En décembre 2019, j'ai compté plus de 2.300 brebis et plus de 550 vaches à l'intérieur de la clôture arrachée… Malheureusement, j'ai cherché les pauvres buffles qui marquaient le paysage à 2 km hors du parc, sur la route de Mateur, dans un terrain appartement à l'Etat (OTD) pour trouver de l'herbe sans supporter la compétition des animaux domestiques qui ont envahi l'Ichkeul par un nouveau banditisme des éleveurs des villages limitrophes, essentiellement du village Zaarour à l'entrée du parc, qui ont cherché à garder des troupeaux par location pour le compte d'autres éleveurs qui sont venus de l'intérieur du pays, même de Kairouan et de Siliana», explique-t-il. La catastrophe toujours en cours... La catastrophe que le lac Ichkeul est en train de courir, c'est la sédimentation qui arrive dans des endroits du lac de 90 cm jusqu'à 1,30 m (chiffres de 2015). Cette sédimentation est due aux rares crues après les précipitations, qui amènent au lac des eaux chargées de boues et qui ne s'évacuent plus par l'oued Tynja à cause de l'étranglement et l'obstruction de l'écluse non fonctionnelle depuis plusieurs années. C'est ainsi que l'Ichkeul était un patrimoine mondial, il est déclassé pour être réduit à un patrimoine local, même pas national. «L'avenir de l'Ichkeul c'est qu'il sera bientôt juste une zone humide ordinaire comparée à une sebkha, puisque les flamants roses le prouvent par leur présence sur le lac, due à la montée de la salinité. Le reste des 2.080 km2 de bassin versant, où sont construits aussi plus de 500 lacs collinaires, qui pourraient faire des apports d'eau de pluies : la création de nouveaux périmètres irrigués va drainer les produits chimiques et les pesticides aux eaux du lac, voire une mort certaine pour les oiseaux et pour les poissons du lac...Pour toutes ces raisons, un séminaire d'urgence devrait être tenu pour unir tous les intervenants, même le bureau d'études allemand qui avait décidé de construire l'écluse de honte, afin de trouver des solutions autour d'une table pour essayer de sauvegarder ce qui reste à conserver», affirme M. Dabbar. Rien ne justifie la privation d'Ichkeul de ses besoins en eau... En réponse à ces constats, Raoudha Gafrej, Expert ressources en eau et adaptation au changement climatique à l'Univers de l'eau et Maître assistante à l'Institut supérieur des sciences biologiques appliquées de Tunis, indique qu'en 2007, le plan d'aménagement et de gestion du lac Ichkeul et de tout le complexe a été réalisé et qu'il est prévu que de l'eau sera pompé depuis le barrage Sidi El Barrack vers Sejnene et ensuite vers l'Ichkeul. Mais cela n'a jamais été réalisé non pas parce qu'il n'y a pas d'eau mais parce le pompage de l'eau depuis Sidi el Barrak coûte un minimum de 120 millimes le m3. Qui va payer cela ? Ça toujours était la question, et depuis personne ou aucune institution n'a pu mettre en place l'arrangement institutionnel pour cela car il y a un morcellement gigantesque dans la gestion de ces espaces qui sont aussi, selon le Code de l'eau, des domaines publics hydriques et qui doivent être protégés... «L'Etat n'a pas compris encore que les premiers usagers de l'eau ce sont les écosystèmes et que sans ces écosystèmes, nous, on n'aura pas d'eau. Rien ne justifie la privation du Lac Ichkeul de ses besoins en eau qui ont été calculés et qui doivent être revus avec l'impact du changement climatique car les pertes d'eau dans l'infrastructure de l'irrigation à elles seules pourraient satisfaire tous les besoins aussi bien de l'eau potable que de l'Ichkeul et d'autres écosystèmes», souligne Mme Gafrej.