Depuis l'indépendance, l'histoire du règne en Tunisie était celle d'un pouvoir gravement monopolisé, au point que le parti unique s'identifiait à l'Etat providence. Perspectivistes, islamistes, libéraux progressistes, aucune mouvance politique n'avait le droit de se présenter comme choix alternatif ou candidat à la magistrature suprême. Paradoxalement, en ces temps de printemps arabe mouvementé, être un politique n'est plus du tout une convoitise, ni un objectif non plus. Les temps ont changé, la manière de gouverner aussi. Face au multipartisme, aux idéologies nuancées, la tendance à l'exclusion partisane relève quasiment de l'absurde. Intitulée «l'Etat et les islamistes, de Bourguiba à Caïd Essebsi», la conférence organisée, hier matin, à Tunis, par le Centre d'étude sur l'islam et la démocratie (Csid) a donné matière à une lecture critique de notre histoire politique. Un récit de voyage dans l'exercice du pouvoir, à l'aune du courant islamiste d'hier et d'aujourd'hui. Dans son mot d'ouverture, le président du Csid, M. Radhouane Masmoudi, a souligné qu'un tel débat retient l'attention des Tunisiens, à même de fournir à l'opinion publique une vue panoramique sur un passé lointain, mais qui a façonné le visage de la Tunisie moderne. Et de pousser l'analyse, en s'arrêtant sur une vérité : depuis plus d'un demi-siècle, le conflit avec les islamistes n'a pas cessé. Et les rapports Etat-islamistes étaient tellement antagoniques que la politique répressive orchestrée à leur encontre n'a jamais toléré leur accès au pouvoir ou même leur apparition sur la scène nationale. BCE et le Cheikh Après la révolution de 2011, ce mouvement, naguère exclu et exilé, retrouve sa place dans l'échiquier politique. Il a fallu, dit-il, le reconnaître en tant que «mouvance politique pacifique». Jusqu'à cette reconnaissance, il a dû inaugurer une nouvelle étape de réconciliation avec l'Etat post-révolution. Et c'est grâce à Béji Caïd Essebsi, selon lui, qui a rejeté l'esprit exclusif, d'un côté, et à cheikh Rached Ghannouchi qui a défendu le principe de la réconciliation, de l'autre. Et partant, a-t-il conclu, un nouveau projet civilisationnel modéré commence ainsi à se construire visant la réintégration des islamistes dans la société. Auteur d'un livre intitulé «Bourguiba et l'Islam», le journaliste correspondant d'Al Jazira à Tunis, Lotfi Hajji, a, d'emblée, qualifié la relation Bourguiba-islamistes de conflictuelle à plus d'un titre. D'ailleurs, son caractère basé sur le rejet mutuel de l'un et de l'autre n'est plus à démontrer. C'est que Bourguiba les considérait, à l'époque, comme les plus radicaux, y compris ceux de la gauche et les youssefistes. Il y avait eu, selon lui, une profonde divergence autour du modèle de société à adopter et à quelle idéologie devait-on se référer. Mais, l'identité arabo-musulmane l'emportait déjà. C'était, en quelque sorte, une guerre de deux projets dont un déjà existant, l'autre voulant le changer. Le premier, évoque-t-il, défendait une société musulmane traditionaliste, alors que le second, comme le voyait Bourguiba, se révélait être moderniste, fidèle au legs réformiste. Au fil des ans, les islamistes ont la conviction qu'une révision de position et des réformes idéologiques sont de mise. L'expérience du pouvoir après la révolution à la tête de la Troïka les a poussés à changer de style, de pensée et à remettre les pendules à l'heure de la démocratie, des libertés et des droits de l'homme. Et depuis, une nouvelle page est tournée, comme l'a, d'ailleurs, observé l'ancien ambassadeur et ex-ministre au gouvernement Mohamed Ghannouchi, Ahmed Ounaïs. Bien que reconnu, au temps de Bourguiba, comme pierre d'achoppement entravant toute œuvre de réforme, le mouvement islamiste, rappelle-t-il, avait imposé un paysage politique pluraliste. Mais, cela n'était, de facto, qu'un décor implanté qui n'a pas résisté face au soulèvement populaire en 2011. Ennahdha se porte bien politiquement Les masques sont tombés suite à la chute du régime de Ben Ali. L'après-révolution était, pour lui, une opportunité de reconstruire un nouveau régime politique consensuel qui devrait remettre de l'ordre dans la maison tunisienne. Il y a là trois choses à définir pour comprendre la nature du système de gouvernance voulu : les réformes faites par Ennahdha durant son règne 2012-2013, sa vraie idéologie future, ainsi que la séparation entre le politique et le religieux. Le dirigeant Ajmi Lourimi a relevé, de son côté, que la révolution est venue rendre à son parti justice et équité. La chute du régime, argue-t-il, a administré la preuve que les islamistes se portent bien politiquement. De surcroît, il signifie aussi que l'ancien régime était une force exclusive. Et d'ajouter qu'aujourd'hui, il n'est plus question de faire marche arrière, à l'Etat-parti. La réconciliation exige que toutes les composantes politiques soient partenaires dans la bonne gouvernance. Cette réconciliation, réaffirme-t-il, a mis fin aux conflits idéologiques d'antan. «Et maintenant, l'on peut dire que les islamistes font partie de la solution, aux côtés des autres partis politiques, sous la même bannière nationale», résume-t-il. Le leader nidaïste et porte-parole du gouvernement Khaled Chaouket est aussi du même avis. Fini le temps des tensions et des conflits, l'heure est à l'union nationale. «Aujourd'hui, les relations au pouvoir sont moins tendues et plus constructives», a-t-il estimé.