Par Mustapha ATTIA On attend tout du grand chanteur Lotfi Bouchnak. Au théâtre romain de Carthage, il est allé très loin, encore plus loin. On le savait en forme, bien dans la peau de ses trois décennies de création. Deux préoccupations qui ont été les siennes depuis ses débuts: ce que j'appellerai le primat de l'innovation d'un côté, la rigueur artistique de l'autre. Sur la scène historique, il avait la voix magiquement mobile mais stable: un instrument de musique qui répond au moindre effleurement. L'œil rieur des amants éternels, le regard débonnaire et malin, il submerge et roule dans les vagues de ses chansons le destin collectif de l'humanité. Il dénonce les illusions de notre monde, son raffut, ses slogans vides, sa spiritualité en danger. Avec son style fluide, chatoyant , son intelligence aiguë, il bouleverse un public naturellement sélectionné. Il réussit une œuvre vibrante, presque religieuse. Lotfi Bouchnak met la barre très haut, pourtant choisissant dans “Ettarab” les airs les plus ahurissants de vélocité, qu'il exécute en écuyère, plutôt en chevalier, lui si mâle avec son physique et son comportement sur scène d'éternel vainqueur! Mais ce qui éblouit et comble, ce n'est pas la virtuosité, pourtant ahurissante, c'est le charme qui vient de sa voix et de ses gestes. Tout chez Lotfi Bouchnak communique, chaque geste vibre à l'appel du chant, il étale le don qu'on croyait perdu ces derniers temps, le don du chant. Il rayonne, pur, presque innocent, dans ces mélodies qui vont à l'infini. Sur la colline sacrée de Carthage, Lotfi Bouchnak domine. Et c'est le calme en lui — placide — qui est souverain. Le comble est qu'il n'est pas né génie, hors normes, hors modes, et presque hors temps, mais a appris à le devenir, et se maintient à ce sommet avec une discipline de fer. Malgré cela, Lotfi Bouchnak semble toujours en colère, en croisade contre quelque chose ou quelqu'un, et ses dernières chansons, en dépit de ses textures mélodiques souvent familières, ressemblent à un règlement de compte amer avec la cacophonie actuelle de la scène musicale tunisienne et arabe. Mais il n'est pas à un défi près, il a même gagné “la bataille” comme d'habitude, à force de rigueur, de concentration, de gymnastique du souffle, de lenteur accumulée pour une détente de fauve au dernier moment. Au théâtre romain de Carthage, Lotfi Bouchnak a fêté sa suprématie, sa prééminence artistique, intellectuelle et morale, en présentant, encore une fois, une œuvre grandiose. C'est un aboutissement et un parcours exemplaire. Une chose est sûre avec ce grand chanteur, c'est qu'il a toute sa voix et qu'il n'a pas dit son dernier mot. C'est un succès qui doit rassurer ces vieux bourlingueurs qui savent bien que remplir le théâtre romain de Carthage et dominer magistralement l'assistance est une chose dont sont encore capables de nombreux dinosaures du chant.