Mathias Enard nous fait écouter la longue litanie d'un personnage déboussolé, saisi entre un réel saisissement d'admiration devant le travail des orientalistes auxquels il appartient, et une douloureuse errance de tous les instants derrière un amour impossible; là où l'Orient et l'Occident finissent toujours par se rencontrer, y compris dans le pire. Dès les premières dizaines de pages, nous nous retrouvons face à un autre Umberto Eco, touffu-érudit jusqu'à la nausée, pas une page de répit, un flux ‘'savant'' de bout en bout... Car Mathias Enard nous impose tout de suite le même genre de concentration à défaut de laquelle on perdrait très facilement le fil des choses. Pas d'action mais de longues conversations ‘'intérieures'', de longues rêveries abondamment ‘'pompées'' de centaines d'ouvrages sur tout ce qui touche de près ou de loin (ou même de très loin) à l'orientalisme. C'est la première impression et si elle ne se révèle pas du tout fausse, on constate, en vérité, que ces innombrables périples ne sont relatés qu'en justification d'élancements incessants sur les traces d'un amour insaisissable, Sarah. Le tout ressassé au cours d'une même nuit d'insomnie alors que Franz Ritter, le personnage principal de l'ouvrage qui s'énonce à la première personne du singulier, se morfond à Vienne ; de 23h10 à 6h du matin ! Pour l'amour du voyage et.. d'une femme ‘'Depuis Chateaubriand on voyage pour raconter ; on prend des images, support de la mémoire et du partage ; on explique qu'en Europe les chambres sont minuscules, qu'à Paris toute la chambre d'hôtel était plus petite que notre salle de bains, ce qui provoque les frissons de l'assistance – et aussi une lumière d'envie dans les regards'', cogite Franz. Seulement, pour lui, les voyages sont les pendants des études comme il sied à tout orientaliste qui se respecte. Voir est capital, mais apprendre, saisir, analyser et proposer le sont encore plus pour cet orientaliste, côté musique. Ses pérégrinations, dont il se rappelle dans le détail dans sa chambre viennoise au cours de cette fameuse nuit où il se languit de Sarah, également orientaliste de talent, le mènent vers des espaces lointains où l'inspiration surgit dans la force de la pureté des sites. ‘'Est-ce à ce moment-là que l'idée m'est venue de mettre ce poème (de Badr-Chaker Assayyab) en musique, sans doute ; est-ce la douceur glaciale de cette nuit au désert, les yeux de Sarah, le matin de Palmyre, les mythes flottant sur les ruines qui ont fait naître ce projet, c'est du moins ainsi que j'aime l'imaginer.'' Des projets, Franz en a plusieurs, il les fignole de voyage en voyage et les ‘'corrige'' au fur et à mesure des influences successives que Sarah a sur lui. Il l'a connue à ses débuts, depuis de longues années déjà, et la fascination qu'il a conçue pour elle est allée crescendo. Alors, Sarah devenait de plus en plus érudite, de plus en plus universaliste. L'éloquence que donnent la science, la recherche et la patience s'est tout de suite fondue dans le creuset de cette beauté singulière qui s'empare de ceux qu'elle rencontre pour emprisonner Franz dans le ‘'monopole'' d'une seule. Sa vie battra désormais quasi-exclusivement au rythme des voyages et de Sarah. Tout le reste n'est que contingences. Déboussolé n'est pas uniquement une épithète orientale ! Un duo voyage ‘'exotiques'' et femme fascinante qui résume un peu les clichés autour de la vie rêvée des orientalistes car, en chacun d'entre nous persiste une fascination incommensurable à l'égard des voyageurs... et encore plus pour les voyageurs érudits, brillants raconteurs d'anecdotes : les orientalistes. Et aussi bien chez les Occidentaux que chez les Orientaux, le monde des explorateurs a toujours ébloui. ‘'Chaque langue de l'Europe a un Orient, un Orient en elle et un Orient au-dehors. On aurait envie, comme on saute, en Iran, le dernier mercredi de l'année, par-dessus un feu de camp pour se porter bonheur, de sauter les flammes de Palestine, de Syrie et d'Irak, les flammes du Levant, pour atterrir, pieds joints, dans le Golfe'', médite Franz comme pour nous montrer que le partage, dans le sens de la commune mesure, est chose vue, chose connue, chose vécue depuis des siècles. Parce que l'Orient et l'Occident finissent toujours par se rencontrer, y compris dans le pire : ‘'Un otage décapité en Syrie, dans le désert, par un bourreau à l'accent londonien. On imagine toute une mise en scène pour effrayer le spectateur occidental, le sacrificateur masqué de noir, l'otage agenouillé, la tête penchée.'' Déboussolé n'est pas uniquement une épithète orientale ! L'ouvrage ‘'Boussole'', 378p., mouture française Par Mathias Enard Editions Actes Sud, 2015 Disponible à la Librairie al Kitab