L'édition se féminise-t-elle? Le fait est que deux maisons d'édition parmi les plus pugnaces sont dirigées par des femmes. Avec patience et constance, elles tracent leur chemin dans le monde difficile du livre. Et sans céder aux effets de mode, sans surfer sur les vagues, elles publient les programmes qu'elles se sont fixé, ne se fiant qu'à leur instinct et à leur seule exigence de qualité. Au cœur de la révolution, alors que tout le monde publiait essais et analyses sur le printemps arabe, elles, chacune de son côté, continuaient à éditer romans, poésie et textes d'auteur. Parce qu'elles pensaient qu'il fallait bien que quelqu'un le fasse. Mika Ben Miled et ses Carthaginoiseries Rien n'est plus inattendu, imprévisible et éclectique que le programme éditorial des Carthaginoiseries, car Mika Ben Miled fonctionne par coups de cœur, de rencontres, d'engouement et sait mieux que personne nous faire partager ses enthousiasmes. Ses ambitions —modestes—, car il lui suffit que ses frais soient assurés pour qu'un livre lui en paie un second, lui permettent d'éditer à un rythme plus qu'honorable. Et de satisfaire sa passion. Elle s'en excuse presque : «L'année de la révolution, j'ai édité trois romans». Cette année, c'est par un hommage qu'elle ouvre la saison : hommage au Docteur Ben Miled dont elle publie un recueil d'écrits sur «L'Histoire de la médecine arabe en Tunisie». Hommage à un beau-père érudit dont elle était très proche, mais aussi à une belle-mère courageuse qui l'accompagnait dans ses recherches dans les bibliothèques du monde entier, classait ses papiers et tapait, inlassablement, en grognant certes, mais tapait tout de même, tous ses textes. Dans ce livre, dont les travaux ont été entamés en 1933, le docteur Ben Miled évoque les écoles de médecine de Kairouan, de Mahdia et de Tunis, bien sûr, les rapports avec la Sicile musulmane et donne les références bibliographiques de tous les médecins tunisiens des époques anciennes. Le deuxième livre de cette rentrée carthaginoise appartient à un tout autre registre, et est né, lui aussi, d'un coup de cœur : «Chatoyances et Paroles de soie» est la conséquence d'une rencontre. Ibticem Mostfa, l'auteur, exposait des miniatures sur feuilles séchées dans une boutique des souks. Mika Ben Miled s'y arrêta, intéressée par le fait que ces miniatures portaient des costumes traditionnels des régions, fidèlement reproduits, et intriguée par les écritures qui les illustraient. Celles-ci s'avérèrent reproduire dictons et proverbes, comptines et charades. Elle demanda à la jeune artiste d'approfondir sa recherche, d'étoffer sa matière et de traduire ces paroles de femme dont l'usage révèle la sagesse populaire séculaire. Cet ouvrage sera le troisième album de la maison d'édition, après ceux consacrés à la chéchia et aux beys de Tunis Mika Ben Miled, on le sait, est fascinée par l'histoire de la Tunisie, la petite et la grande. Et de préférence par les périodes les moins connues, les personnages occultés. Car comment expliquer autrement son engouement pour Ibn Abi Dinar El Kayraouani, dont elle rêve d'éditer, depuis de longues années, «L'Histoire de l'Ifrikiya». Ce sera donc chose faite cette rentrée, et elle ne tarit pas quand elle nous parle de cet intellectuel de l'époque mouradite à qui l'on doit, paraît-il, les expressions entrées dans les mœurs de «Tunis la blanche», «Tunis la verte», ou encore «Tunis la parfumée», que personne, jusque-là, ne songeait à lui attribuer, tout en les utilisant à tous bouts de champ. Chez cet historien de grande qualité, Mika Ben Miled trouve déjà un humour et une civilité qui fut la marque des grands «baldi» (citadin) d'époques plus récentes. Traduit par les orientalistes du XIXe siècle, il n'avait plus été édité depuis, et cet ouvrage s'enrichit de notes et de commentaires inédits. Mais son grand projet pour cette saison, le livre dont elle rêvait également depuis longtemps et qu'elle nous dévoile avec réticence, est l'ouvrage sur Salammbô qu'elle prépare avec ferveur : «Salammbô Bazar», ou «Comment le mythe a engendré de nombreuses réalités». Qui fut-elle? Inventée par Flaubert, mais récupérée par des poètes, des peintres, des dessinateurs de BD, Salammbô est devenue un symbole, une plage, des films, un hôtel, une savonnette, des biscuits... un fantasme. Recensant les «groupies» de Salambô, et ils sont étonnamment nombreux, Mika Ben Miled se réjouit d'offrir un album à son héroïne de cœur, avec la participation de Denise Ibrahimi, de Slah Hamzaoui, de Philippe Druillet, tous fous de Salammbô. Elizabeth Daldoul, d'Elyzad Elizabeth Daldoul est un éditeur des deux rives et ses livres sont programmés pour trouver audience aussi bien en Tunisie qu'en France. Ce n'est qu'ainsi qu'elle peut continuer à respecter un catalogue éditorial de belle qualité ; mais aussi permettre à des auteurs tunisiens de connaître une renommée internationale, et au public tunisien de découvrir des auteurs venus d'ailleurs. Son premier ouvrage de la saison, «Rêves d'hiver au petit matin» est le fruit d'une expérience passionnante. Au début de l'année, Bernard Magnier, éditeur chargé de la collection Afrique chez Actes Sud, avait demandé à une quarantaine d'écrivains du monde arabe, mais aussi d'ailleurs, d'écrire ce que représentait pour eux le printemps arabe. Et ce fut émouvant de découvrir la résonnance et les ondes de choc qu'ont pu avoir ces mouvements nés dans un point géographique précis sur des pays qui, à priori, n'ont rien à voir avec eux. Une table ronde fut organisée au théâtre du Tarmac, à Paris, organisée par Anissa Daoud et Bernard Magnier. On a demandé à Plantu, Willis, Nadia Abi Rached, Zed, et à d'autres dessinateurs d'illustrer ces textes et on les a vus dessiner pendant les débats. Le livre paraît cette semaine, en France et à Tunis Cecile Oumhani sera parmi les auteurs de la rentrée, avec «L'atelier des Stresors». Pour son quatrième roman, l'auteur s'est émancipée de la Tunisie et évoque l'histoire d'un peintre allemand exilé en France au XVIIe siècle , l'exil étant un de ses thèmes de prédilection. Ce peintre, arrivé en France en pleine guerre de religions, avait transmis à sa fille son amour de la peinture et elle fut la première femme à être acceptée à l'Académie Royale de Peinture. Mais la Tunisie habite toujours Cecile Oumhani et ébranlée par les évènements des derniers mois, elle s'est attelée à un prochain ouvrage sur les révolutions arabes. Elyzad se lance pour la première fois dans la poésie cette rentrée, et publie deux ouvrages d'un coup, dans une édition bilingue : Tahar Bekri qui dédie son livre à un grand poète soufi turc du XIe siècle et effectue un voyage en Turquie sur les traces de ce poète. Le deuxième ouvrage, étonnant par tout un pan de l'Histoire qu'il révèle et qui avait été occulté, semble-t-il, révèle des poèmes bédouins recueillis dans les camps de concentration de Mussolini en Libye, et traduits par Kamel Ben Hamida. De ces camps, personne ne parle, ou alors cela ne s'est pas entendu. Le dernier livre de cette rentrée éditoriale est un carnet de photos d'un retour en Tunisie après la révolution. Dans la collection «Eclats de vie», Dora Latiri signera «Un amour de Tunisie.com», un livre de photos certes, mais aussi des mots et des réflexions que suscitent ces photos. Un livre qui ne raconte pas la révolution, mais la brutale liberté que celle-ci a provoquée en tout un chacun. Un livre intimiste, mais où l'auteur fait sauter les cadenas, et laisse émerger les non-dits. Mais aussi et surtout un livre d'amour pour une Tunisie plurielle, celle de la diversité, celle des voix minorées, celle que nous ne voulons pas perdre. En fait, ce livre, qui ne parle pas de la révolution, est important parce qu'il évoque l'ombre portée par la révolution, et l'influence de celle-ci sur la société, non pas politiquement, mais intérieurement. Evoquant les perspectives de cette rentrée, Elizabeth Daldoul fait le point : «Il est vrai que l'an passé a été une année faste pour l'ensemble des éditeurs. Pas pour Elyzad, qui n'a pas publié d'ouvrages sur la révolution. Mais pour les autres, c'est une année qui les a portés. Par contre, les lecteurs se sont éloignés de la littérature de fiction, attirés par l'Histoire, plutôt que par les histoires. On avait besoin de comprendre, de trouver des réponses à ses questions. Ce qui nous a sauvés, en fait, et permis de continuer à publier, c'est que nous avons un public francophone en dehors de la Tunisie : en Belgique, en Suisse, en France. Et que la révolution a mis le focus sur la Tunisie, et que l'on s'intéresse à nous. C'est ainsi que les médias étrangers sollicitent souvent mes auteurs sur différents sujets, ce qui leur permet de faire connaître leurs œuvres ailleurs».