Dans le cadre du processus de justice transitionnelle, deux associations ont présenté hier à l'Instance vérité et dignité (IVD) le dossier d'Aïn Draham «région victime» «Nous ne sommes ni vivants, ni morts. Nos conditions de vie sont effroyables, notamment l'hiver, lorsque tombe la neige et que l'eau et les routes sont coupées. Nous ne voulons plus des caravanes de solidarité, qui s'acheminent vers notre région à ce moment de l'année. Elles nous humilient beaucoup plus qu'elles ne nous réconfortent avec leurs cortèges de friperies. Ce que nous demandons, c'est la mise en valeur de nos richesses propres, de nos parcs naturels, de nos réserves, de nos paysages, de nos forêts qui peuvent nous garantir travail et dignité», ainsi parlait Noura Nouioui, présidente de l'Association Khmir environnement et développement, dans une conférence de presse organisée hier à Tunis avec l'Association Achbel Khmir et le baromètre de la justice transitionnelle pour présenter le dossier de Aïn Draham en tant que «région victime». Elle dresse le profil d'une région de tous les paradoxes, marginalisée, dit-elle, d'une façon méthodique depuis des décennies : «Bien qu'abondant en sources, barrages et pluviométrie, le taux de raccordement en eau potable dans les zones rurales n'est que de 35 % et non pas de 95%, comme l'affirment les chiffres officiels. Les gens ont soif ! Nos femmes et nos petites filles sont alors obligées de parcourir trois à quatre kilomètres pour s'atteler à la corvée de l'eau quotidiennement aux dépens de leur santé et de leur sécurité. Elles ramènent souvent une eau polluée, source de maladies. D'autre part, le bois et le chêne liège des forêts ne sont pas transformés sur place, mais partent chaque jour vers des usines situées sur les côtes». A 6 ans, des fillettes sont arrachées à leurs familles Achref Daboussi, président de l'Association Achbel Khmir, dénonce une atteinte aux droits humains qui marque sa région, le travail des petites filles en tant que petites bonnes dans les grandes villes : « C'est un crime indescriptible que d'arracher des fillettes de six et de sept ans à leur milieu familial et à leur école pour aller servir dans les familles de la bourgeoisie citadine. Un phénomène qui augmente la stigmatisation de notre région». Aïn Draham, où l'abandon scolaire au niveau du primaire est très élevé, 100 % dans plusieurs familles du milieu rural, où l'analphabétisme des femmes atteint les 48 %, enregistre également un taux de chômage de 28 % (presque le double du taux national). L'indicateur de développement humain est de 0,089, un taux nettement inférieur à l'indice régional qui est de 0,291. Des lois ont aussi participé, selon les divers intervenants originaires de ce gouvernorat du nord-ouest, à freiner le développement de la délégation d'Aïn Draham, dont le Code forestier. En effet, l'octroi de concessions d'exploitation des ressources forestières à certains promoteurs sans contrôle, ni suivi a entraîné un grand nombre de catastrophes environnementales : incendies, déboisement massif, constructions anarchiques, érosion du sol, pollution. Conséquence : une dégradation de la diversité biologique a été relevée. Ce qui remet en question le droit des générations futures à un environnement sain et à un développement durable. Un seul médecin pour 2.493 habitants Des projets bloqués, des biens immobiliers d'étrangers gelés, une bureaucratie qui a empêché la réalisation du projet d'un pôle technologique agricole conçu pour la région par un homme d'affaires autrichien qui aurait pu employer 3.000 jeunes...La marginalisation d'Aïn Draham s'est poursuivie après le 14 janvier 2011. Sa situation de zone frontalière, très proche de l'Algérie, a aggravé ses conditions sécuritaires. Si l'infrastructure de base ne s'est point améliorée, elle semble en dégradation constante. Aucune maison de culture, pas de cinéma, ni de théâtre, la région baigne dans un désert culturel. Construites dans l'urgence, la plupart du temps pour des raisons électorales, les écoles primaires (une moyenne de deux par imada) ne remplissent pas les conditions minimales d'hygiène et de pédagogie. Elles sont parfois très éloignées de certains hameaux. Les hôpitaux et centres de soins de base comptent 70 lits pour 38 mille habitants. Les installations hospitalières sont également très limitées manquant d'équipement et de spécialistes. La densité médicale dans cette région ne dépasse pas un seul médecin pour 2.493 habitants. Le dossier d'Aïn Draham «région victime» a été soumis hier à l'Instance vérité et dignité (IVD) par les deux associations locales. Une première demande cherchant à donner à une zone entière le statut de victime, à cause d'une exclusion et une marginalisation méthodique de l'Etat, avait été présentée en juin dernier à l'IVD au nom de Kasserine par le Forum tunisien des droits économiques et sociaux et Avocats sans frontières. «Nous sommes en train d'authentifier le dossier de Kasserine à la lumière des documents officiels : anciens plans de développement, rapports de la Banque centrale...L'Instance ne remplace pas l'Etat, mais peut lui rappeler ses obligations de traiter toutes les régions d'une manière équitable», a fait remarquer lors de la conférence de presse Mustapha Baâzaoui, membre de l'IVD.