Une étrange intrusion dans les coulisses d'une compagnie théâtrale, qui en dit long sur les éternelles problématiques liées au genre humain et sur la société égyptienne, de l'époque Nasser aux années Sadate. En ce mois de ramadan 2016, l'industrie de la fiction égyptienne s'est attaquée, entre autres, à l'adaptation de l'une des œuvres de Néjib Mahfoudh(1911-2006), prix Nobel de littérature en 1988. Il s'agit de «Afrah al kobba» ou «Les Noces du quartier du dôme», un roman écrit en 1981. Mahfoudh, bien avant Alaa Al Asouani, auteur du célèbre «L'immeuble Yakoubian», savait mieux que personne mettre en mots les ambiances bigarrées du Caire. Dans ce roman, il s'attache à un groupe d'individus dans un théâtre dirigé par un certain Sarhane (alias Jamel Sleimane), issu d'une famille bourgeoise. Ce dernier décide un jour de mettre en scène une pièce intitulée «Afrah Al Kobba», écrite par le jeune Abbas, fils de la caissière, et qui a grandi dans les coulisses du Théâtre. Mais la pièce n'est autre que la vie réelle de tous les membres de la compagnie. Secrets, mensonges et trahisons sont révélés sur scène, devant une salle comble. Parmi le public, il y a les protagonistes de l'histoire, et parmi les comédiens, il y en a ceux qui étaient contraints de jouer leurs propres rôles. Le feuilleton a réussi à mettre en images cette mise en abyme qui consiste à inscrire une fiction dans une fiction. L'emboîtement des récits, à l'image des poupées russes, se multiplie à l'infini. Chaque personnage a une histoire que l'auteur reprend là où une autre commence. D'un flash-back à l'autre et de la scène à la salle, on arrive à distinguer la fiction de ce qui apparaît comme «réalité». L'époque est bien définie. Cela commence à la fin du règne du roi Farouk, pour arriver aux années Sadate. Les personnages sont animés par une multitude d'intérêts et de désirs liés à leurs frustrations d'artistes et de simples citoyens. L'amour, la passion, l'angoisse, la colère et la fougue leurs appartiennent. Le public, dans la salle s'identifie. Mais sur scène, les acteurs veulent parfois changer le cours des évènements. Et si c'était à refaire ? Si l'époque Jamel Abdenasser, où la parole est censurée, était à refaire ? Et si Tarak (Iad Nassar), l'un des protagonistes, avait accepté d'épouser Tahia (Mona Zaki) ? Serait –elle morte aussitôt ? Et si Bedria (Saba Mbarak) n'avait pas autant aimé Sarhane, serait-elle devenue une femme comme les autres, avec famille et enfants ? Et si Halima (Sabrine) n'avait pas épousé le souffleur de la troupe, aurait-elle donné la vie à ce mystérieux Abbas ? Dans la pièce, la vie est telle qu'elle était. Jamais comblée de possible. Mais en dehors de la scène, au présent, le changement est possible. Le théâtre dans le théâtre, cet effet de miroir, offre aux personnages une double identification et l'occasion de se réconcilier avec le passé. Ce feuilleton nous montre comment la fiction peut elle-même se prendre pour objet et réfléchir aux processus qui la façonnent. Mention spéciale au scénariste Mohamed Amin Radhi, au réalisateur Mohamed Yassine et aux acteurs, tous égaux dans la distribution. Avec «Afrah Al Kobba», la fiction télévisuelle égyptienne s'éloigne définitivement de ce qu'on appelle «le feuilleton de la star» où tout tourne autour de la vedette qui a un droit de regard sur le contenu. Cette étrange intrusion dans la vie de cette compagnie théâtrale fait également triompher l'idée qu'à défaut de vivre dans un monde commun, nous vivons dans un univers partagé, et que dans le patrimoine romanesque arabe, il y a de quoi ressourcer la fiction télé.