Nos fictions régressent dans le populisme bon marché. Et dire que l'on continue à mépriser la fiction égyptienne qui, en pleine tourmente révolutionnaire, se renouvelle et produit, pour la seule année 2014, plus de 45 feuilletons. C'est vrai que l'auteur est toujours libre, que lorsqu'il se met à élaborer le traitement dramatique de son histoire, il est le maître de toutes choses. Ses possibilités sont infinies. Mais le scénariste ne dispose pas d'une vie pour raconter une vie. Un feuilleton, bien que –par définition- cherchant à développer les éternelles problématiques liées au genre humain, ne supporte pas de traiter toutes les problématiques ou tous les fléaux de la société. On ne peut pas, dans une seule fiction (même si elle s'étale sur une quinzaine ou une trentaine d'épisodes), traiter en même temps de la drogue, de la pédophilie, de l'inceste, du trafic d'organes, de la mendicité (phénomène flagrant depuis la révolution), de réseaux de prostitution, de meurtre, et de corruption en milieu policier. C'est le cas de Naouret lahoua ( Moulin à vent ), diffusé, en ce mois de Ramadan 2014, sur «Al watania 1». Ce feuilleton fourre-tout a battu tous les records de ce qu'il ne faut pas faire. Pressés de captiver leur auditoire, les auteurs ont annoncé tous ces sujets «graves» dans un même épisode. Lâché comme un enfant qui a encore du mal à tenir un crayon, le scénariste de ce feuilleton, s'est mis à «gribouiller» tous les thèmes (qui étaient tabous à une certaine époque) qui lui sont passés par la tête, donnant libre cours à ses envies de films policiers et d'action. On dirait qu'avec Naouret lahoua, il signe son premier et dernier feuilleton. C'est à croire que le fameux Kahloucha, personnage mordu de cinéma, du documentaire de Néjib Belkadhi, était plus conséquent dans ses choix de sujets et plus professionnel dans sa manière de scénariser ses films amateurs. Une fiction est une représentation de la réalité. Elle n'est pas la réalité, même si elle s'en inspire. C'est pour cela qu'elle a des règles et des techniques d'écriture à suivre, pour faciliter l'identification. Sans cela, tout ce qu'on raconte n'est plus crédible. Et puis, comme le dit si bien Marie France Briselance, une experte française en la matière, le parcours d'un récit est comme un passage dans un entonnoir. L'entrée est vaste et l'armée est nombreuse, mais la sortie toute petite. Il s'agit, alors, de réduire, de concentrer, d'organiser le récit pour éviter l'engorgement, tout en prenant bien soin de ne pas amoindrir, affaiblir ou étrangler l'histoire. Mais encore faut-il savoir ce qu'on a envie de dire ou de raconter. Dans un autre monde, on réalise des pilotes qui servent à déclencher la commande d'une chaîne. Celle-ci le demande pour tester, en grandeur réelle, l'intérêt du public pour un certain type d'histoires et de personnages. Dans notre monde à nous, on accepte tout. Le succès d'une fiction devient comme une intoxication. Pourvu que la case fiction du programme ramadanesque soit bouchée. Qui a dit que la nature a horreur du vide ? Chez nous, en tous cas, le vide arrange pas mal de gens. Et dire que l'on continue à mépriser la fiction égyptienne ! Le défi de l'Egypte Après une baisse flagrante de la production suite à la révolution du 25 janvier 2011, la fiction égyptienne revient en force, du moins en quantité. Elle a mis deux ans pour se relever, et se renouveler, à travers quelques nouvelles signatures, jeunes, fraîches et soucieuses d'attirer l'attention (en sachant y faire) sur les maux qui rongent la société égyptienne. 45 feuilletons égyptiens ont été diffusés en ce Ramadan 2014. Un bon score par rapport à 2011, 2012, où, à cause de la situation économique et politique du pays, on avait du mal à produire plus qu'une vingtaine de fictions télévisées. Il semble que le succès phénoménal de la fiction turque, et plus précisément, de Harim Soltane, qui a accaparé, pendant plus de deux ans, l'auditoire arabe et même européen, avait secoué les fabricants de la fiction égyptienne, comme ce fut le cas, face à la «menace» syrienne. Soucieux de reprendre leur place dans le marché, les producteurs ont décidé de miser sur les nouveaux talents, et de renoncer, pour la plupart à ce qu'on appelle : Moselsal ennegm (le feuilleton de la Star), du sur mesure, où tout est écrit pour mettre en valeur tel ou tel acteur (ou actrice) super connu et dont l'unique apparition, plus que l'histoire du feuilleton, attire les acheteurs. Citons, à titre d'exemple, Charbat louz, «porté» (comme on dit dans les gares) par Yousra et diffusé au mois de Ramadan 2013. Néanmoins, certains producteurs continuent à vendre des têtes d'affiche et à financer des histoires «bidon», sans intérêt, telle que Chams production 2014, porté par Leïla Aloui, ou Première dame, librement inspiré de notre ex-première dame, alias Leïla Trabelsi, personnage interprété par Ghada Abderrezak. Sans oublier Saraya Abidine, un feuilleton d'époque, copie conforme de Harim Soltane, où Yousra trône encore dans le rôle la reine mère. Mais la nouveauté dans la fiction télé égyptienne, c'est d'abord la variation des genres. On ne fait plus uniquement dans le social ou dans le Saïdi (feuilletons dont les histoires sont censées se dérouler au sud de l'Egypte). De jeunes auteurs, apparemment très influencés par les séries américaines, s'aventurent, désormais, dans le policier sur fond politique, tel que Conte à rebours qui traite du terrorisme et du projet des Ikhouan (les Frères musulmans), ou Le chasseur, un feuilleton d'action dont l'histoire se déroule dans un milieu policier pourri. Le résultat se laisse voir. Ceci dit, le plus grand succès de la saison est sans conteste celui de Sejn ennissa (prison de femmes), une adaptation de la pièce de théâtre de feu Fethia Al Assal, adaptée au petit écran par Kemla Abou Dhekra. Née en 1974, la réalisatrice obtient son diplôme en réalisation de l'Institut supérieur du cinéma du Caire en 1994. Elle travaille comme assistant-réalisateur sur de nombreux longs-métrages de fiction, puis réalise également plusieurs documentaires et courts-métrages de fiction pour la télévision égyptienne. En 2009, Abou Zikra signe son premier long-métrage, Un-zéro, dans lequel les Egyptiens gouttent à un instant de bonheur, durant un match de football. En 2011, elle s'associe à plusieurs réalisateurs égyptiens, dont Sherif Arafa et Marwan Hamed pour créer plusieurs courts-métrages réunis sous le titre 18 jours et qui évoquent, chacun à sa manière, ces 18 jours, du 24 janvier au 11 février 2011, lorsque les Egyptiens ont renversé Hosni Moubarak. Son premier feuilleton, qui date de l'année dernière, n'a pas laissé les critiques indifférents. Il s'agit de Bent ismaha Zat, (Une fille qui s'appelle Zat) où elle retrace l'histoire de l'Egypte, des années 60 jusqu'à la révolution du 25 janvier 2011. Zat, alias Nelly Karim, désarmante de justesse, porte le sujet, résolument noué autour d'un pays qui évolue à reculons et où les antagonismes de classe et l'obscurantisme rampant sont mis en lumière. Forte de son succès, Kemla Abou Dikhra récidive avec Nelly Karim et une distribution à la Altman (où tous les personnages secondaires sont importants), dans Sijn Enissa. Avec la complicité de la scénariste Meryem Naaoum, elle tisse, avec brio, tous ces destins de femmes qui s'entrecroisent, pour converger vers un même lieu : la prison. Voilà une radioscopie de la société où les maux ne sont point «aseptisés» et où les comédiennes donnent à leurs personnages une magistrale duplicité, toujours indispensable au genre mélodrame social. Bien que bâclé vers la fin, ce feuilleton a été plébiscité par les critiques, meilleur de l'année. Nelly Karim, réellement fascinante dans ce rôle de gardienne de prison qui se retrouve derrière les barreaux, a eu le titre de meilleure actrice en ce mois de Ramadan 2014. On apprend, par ailleurs, que les professionnels de la fiction télé égyptienne sont contents de constater que d'après la « moisson » de cette année, un vent de liberté souffle sur les plumes des scénaristes. Au cœur des ténèbres Après Calme relatif, produit il y a quelques années, et où il s'agit de la guerre de l'Irak, Chawki Mejeri, choisit, encore une fois, d'être au cœur de l'actualité et signe un nouveau feuilleton sur la guerre en Syrie. Le réalisateur tunisien nous emmène au cœur des ténèbres pour témoigner de ce conflit armé issu d'un mouvement de contestation du gouvernement syrien qui débute par des manifestations anti-régime et pro-régime le 15 mars 2011. En se prolongeant dans le temps, ce conflit est devenu à la fois guerre civile, guerre énergétique, guerre par procuration et aussi guerre sainte. Ecrit par l'acteur Rafi Wehbé, Halawet errouh, montre l'envers du décor, à travers Sarrah (Nesrine Tafech), fille d'un célèbre journaliste (alias Khaled Salah), qui voyage depuis Beyrouth, jusqu'au bout de l'enfer, pour réaliser un film dont elle ignore le contenu et les commanditaires. La jeune cinéaste se retrouve parmi un groupe de déserteurs et de simples citoyens qui essayent de sauver des statues, symboles du patrimoine et de l'histoire millénaire du pays. Ils les trimbalent dans d'un abri à l'autre, sous les tirs des frères-ennemis, essayant d'échapper aux jihadistes qui veulent les détruire. Ces statues finissent par tomber entre les mains d'hommes d'affaires puissants qui profitent du chaos pour s'enrichir. Tout est raconté en aller-retour entre présent et passé, du début du voyage jusqu'au kidnapping de la jeune fille par l'émir des jihadistes Abou Rabiaa (Ghassen Messaoud) et sa libération par son compagnon de route, Ismail (Maxime Khalil), un pacifiste. Chawki Mejeri semble de plus en plus à l'aise dans le genre feuilleton de guerre qu'il a su introduire dans la fiction panarabe. Logistique de guerre contrôlée, (poursuites, fusillades, explosions, guets-apens...). des comédiens syriens, égyptiens, libanais et palestiniens qui se donnent à cœur «blessé» avec une énergie irrésistible, et traitement fluide du flash-back par le biais d'une caméra vidéo, fixée sur le visage de Sarah, otage. Seul point faible du feuilleton, l'incroyable rédemption de Abou Rabiaa. Ce dernier avoue, à la fin, s'être écarté des bonnes valeurs musulmanes. Il quitte son camp, se désarme et disparaît, pieds nus dans la nature ( ?!). Pourtant, une seule phrase qui revient tout au long des 30 épisodes, comme un refrain, prononcée par un clochard à Beyrouth, suffit pour identifier les intentions des auteurs : «Le peuple syrien ne fait qu'un».