Il constitue la parfaite illustration du footballeur issu du quartier, puisqu'il a fait son apprentissage au sein de la fameuse équipe des « Draïeb », restée longtemps invaincue dans les années soixante. L'enfant du COT allait faire son chemin au plus haut niveau, épousant une carrière professionnelle à Aix-en-Provence avant d'opter pour l'EST. Abdelmajid Jelassi a marqué de son empreinte un pan entier de l'histoire de l'équipe de Tunisie, ramenant la médaille d'argent des Jeux méditerranéens 1971 à Izmir avec la pétillante sélection drivée par Ameur Hizem. «C'est là-bas, en Turquie que j'ai été repéré, raconte Jelassi, un des meilleurs pivots tunisiens de tous les temps. Nous jouions en phase de poules contre la France au sein de laquelle évoluait René Exbrayat qui allait devenir entraîneur du Club Africain au tournant du nouveau siècle. Nous avons réussi l'exploit en gagnant (2-1), la première victoire d'une sélection tunisienne des sports collectifs devant la France. D'ailleurs, l'ancien ministre des Sports, Mohamed Mzali, vint nous féliciter dans les vestiaires. Incapable de maîtriser ses émotions, les larmes aux yeux, il mit l'accent sur ce «mur psychologique» que nous avions franchi contre l'ancien colon. Je reviens à Exbrayat qui a été ce jour-là fortement impressionné par ma prestation. Il passait alors d'Arles à Aix-en-Provence qui voulait mettre sur pied une équipe ambitieuse. Il avoua à ses nouveaux dirigeants qu'il connaissait un milieu de grande qualité, leur donnant mon nom. Avec l'Etoilé feu Mohamed Zouaoui, nous faisions, en effet, le ménage au milieu de terrain, ne laissant quasiment rien à nos adversaires. C'est ainsi que j'ai signé pour quatre ans avec ce club de deuxième division française. Mais bien avant de terminer ma quatrième saison, j'ai rejoint l'Espérance Sportive de Tunis qui était alors engagée en Coupe maghrébine des clubs. Nous avons été éliminés en demi-finales par les Marocains de Beni Mellal. Et c'était mon premier match sous les couleurs "sang et or"». «Mes copains de la sélection étaient solidaires» «Le transfert à Aix tombait à pic, observe malicieusement Abdelmajid Jelassi. On nous accusa, feu Kamel Karia, notre gardien au COT et moi-même d'avoir vendu notre dernier match de la saison perdu (1-4) contre l'Union Sportive Maghrébine. Un score plutôt étonnant, je dois l'admettre. Engagée dans une lutte pour le maintien avec le Club Sportif des Cheminots, l'USMa avait besoin d'une victoire pour se maintenir. En parallèle, le CSC allait gagner à Sfax devant le Sfax Railways Sport. Tout le monde se doutait parfaitement que appartenant à une même entreprise, la Sncft, ces deux clubs allaient se livrer à une combine, que leur match serait arrangé. Je ne vous cache pas que, affectivement, je me plaçais du côté de l'US Maghrébine : j'habitais au croisement de Bab El Khadhra, et jouais avec les copains du quartier à la rue des Salines ; les joueurs de l'USMa étaient presque tous des enfants de mon quartier : les Bedda, Laâbidi «Farfat», les frères Laâroussi... Bref, ce jour-là, je n'ai pas joué avec la motivation habituelle, j'ai un peu levé le pied, comme on dit. Se doutant de mon état d'esprit, notre entraîneur Hmid Dhib me fit sortir au bout d'une vingtaine de minutes ! La Fédération se saisit du dossier de ce nouveau scandale. Quelques jours plus tard, alors que j'étais à Aïn Oktor avec l'équipe nationale à préparer un match contre le Maroc, j'ouvre le journal et je lis une manchette : «Jelassi et Kamel radiés à vie !». Notre sélectionneur Ameur Hizem vint me conseiller : «Il vaut mieux aller à la fédération et tirer la chose au clair avec le bureau fédéral». Tous mes coéquipiers de l'équipe nationale furent d'une solidarité exemplaire avec moi. Les Attouga, Chaïbi et consorts ont dit : «Jelassi ne doit pas nous quitter, sinon, nous ne jouerons pas contre le Maroc !». Et c'est ainsi que j'ai pu disputer ce match-là (3-3). La radiation à vie prononcée par le COT, présidé alors par Abdelkader Ben Cheikh, a été commuée par la fédération en une suspension de deux ans. L'offre d'Aix-en-Provence arrivait fort à propos. Le président de l'Espérance Sportive de Tunis, Hassène Belkhodja, m'a aidé à conclure ce transfert, car, une fois rentré à Tunis, j'aillais signer pour l'EST», se rappelle l'enfant de Mellassine dont les parents finirent par s'établir à Bab El Khadhra. Ce qui allait permettre au jeune surdoué de faire partie de l'équipe des Draïeb. «Un team de quartier, capable de battre n'importe quel club civil, n'hésite pas à soutenir un des plus jolis fleurons de cette mosaïque de futures vedettes du sport-roi : Abdelmajid Ben Mrad, Ali Rtima, Larbi Gueblaoui, Taoufik Laâbidi «Farfat», le Français Louis surnommé «Luijo», un gardien de but. «Nous allions défier chaque équipe de quartier dans son fief : à Sfax, à Skhira, à Tébourba, à Mellassine..., témoigne ce père de famille modèle, marié en 1976 et qui compte deux garçons et une fille et, à présent, trois petits-enfants en attendant bientôt un quatrième. «S'il y avait un championnat interquartiers organisé sur le modèle de celui des seniors, nous l'aurions emporté chaque année haut la main», ajoute-t-il. «Chaïbi, mon idole» En tout cas, au contact de grands entraîneurs de la trempe de Rachid Turki, Ahmed Belfoul, Hmid Dhib («le père spirituel du COT», dira-t-il) qui l'avaient encadré au sein de l'équivalent de l'Inter de Milan en Tunisie (même tenue que les Nerrazzuri, les Noir et Bleu), mais aussi Bobek, Tlili et de nouveau Dhib à l'Espérance, Jelassi sera de toutes les expéditions de l'équipe nationale entre 1969 et 1972. Et deviendra vite entre 1973 et 1980 un pilier au sein de l'Espérance Sportive de Tunis où les places sont pourtant chères. Très chères même tout au long de cette fabuleuse décennie tout à la fois féconde et prolifique. «Jadis, le spectateur avait l'embarras du choix, chaque club possédait trois ou quatre grands joueurs, analyse-t-il. Hamadi Agrebi à Sfax, Abdelmajid Ben Mrad à l'Espérance, Tahar Chaïbi au Club Africain, Abdelmajid Chetali à l'Etoile : on allait au stade avec la promesse qu'on va se régaler, qu'on en aura pour son argent. Aujourd'hui, tous les joueurs se valent. Il y a eu nivellement par le bas, uniformisation du modèle de joueur, rien ne distingue plus un tel d'un tel. Il y a tout juste deux ou trois talents qui me plaisent actuellement : Bassem Srarfi, qui avait commencé avec nous, l'EST dans la catégorie poussins, et Taha Yassine Khenissi, qui a complété sa formation au Parc B. Avec Taoufik Laâbidi, j'ai formé un tas de bons joueurs passés par la catégorie poussins de l'EST : Oussama Darragi, Khélil Chammam... On était resté vingt ans à couver les plus jeunes talents sang et or. A présent, avec Laâbidi, je suis chargé du recrutement et de la détection dans le gouvernorat de Ben Arous. La cellule de recrutement des jeunes de l'EST comprend également Mustapha Hannachi, Mondher Baouab et Haythem Abid, Fethi Torkhani en est le coordinateur. Il faut avoir été un grand footballeur et avoir «le coup d'œil» pour dénicher un vrai footballeur capable de rejoindre le plus haut niveau. J'ai pu découvrir Sabeur Hammami d'El Omrane, Aziz Chtioui, Boucetta, Abderrahmane El Kar. En fait, je n'ai passé que le premier degré, et cela reste un regret pour moi. Mais cela m'a permis de me consacrer à la formation et à l'encadrement des jeunes. Le foot, c'est un don de Dieu. L'entraîneur ne fait que corriger les imperfections, polir le talent, aider à ne pas le gaspiller. D'ailleurs, c'est le joueur qui fait l'entraîneur, et non l'inverse. Que peut-on apprendre à un Tahar Chaïbi, qui était mon idole ? A Abdelmajid Ben Mrad, un artiste que je trouve non pas plus doué, mais plutôt plus malin que Hamadi Agrebi ! D'ailleurs, avec Tarek Dhiab et Témime Lahzami, Ben Mrad appartient à mon avis au podium des meilleurs joueurs de l'Espérance. Au COT, ce podium comprend Mohamed Ali Ben Mansour, Mohieddine Habita et le défenseur Mohamed Ali Ben Brahim». «Du couscous pour m'engourdir ?» Pourtant, si elle a été douce et réussie, la reconversion pose un tas de problèmes à certains anciens joueurs pour devenir une hantise, parfois même un cauchemar : «A-t-on idée qu'en 2016, un ancien joueur qui a par-dessus le marché porté les couleurs nationales puisse vivre dans une misère noire, tomber aussi bas que Habib Jaouachi, décédé dernièrement. Pourquoi faut-il sonner la sonnette d'alarme une fois ce joueur mort ? Pourquoi le ministère de tutelle ne mettrait-il pas en place une caisse de solidarité dont les fonds seraient dédiés à tous ces cas sociaux d'anciens footballeurs qui ont complètement raté leur reconversion ? Vous savez, à l'Espérance, nous avons la chance de bénéficier de l'estime de tous. Le président Hamdi Meddeb nous a délivré des cartes et des invitations pour suivre les rencontres à partir des loges. Par contre, même munis des cartes d'accès gratuit délivrées par la FTF, les internationaux qui ont joué plus de 22 matches en sélection, et qui ont droit à cette faveur sont rabroués et parfois même humiliés aux portes du stade. A quoi sert au juste cette carte d'accès à vie ?». C'est sans doute la fibre sang et or qui ressort et qui prend le dessus : «A l'origine, je suis «Mkachakh». C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Hmid Dhib ne me laissait jamais jouer un match entier contre l'Espérance, avoue Jelassi. Depuis 1974, j'appartiens à ce club ; jusqu'à aujourd'hui, j'y exerce. Je lui dois tant. Mais le COT, c'est la mère qui m'a révélé, fait grandir et qui m'a montré le bon chemin. Peut-on renier sa mère ?», se demande-t-il. Du reste, c'est sous les couleurs espérantistes que Jelassi avoue avoir joué son meilleur match : «Cela se passe contre l'Etoile Sportive du Sahel à El Menzah, se souvient-il. Nous gagnons 2 à 0, et je marque les deux buts. Depuis le début de cette semaine-là, chaque fois où je rentre à la maison, je trouve sur table du couscous. Au bout du quatrième jour, je demande à ma femme, qui est Soussienne, et donc étoilée, la cousine de Abdeljelil Bouraoui, l'ancien président de l'ESS : «Dites donc, vous faites exprès de me gaver de couscous afin d'avoir l'estomac lourd et m'engourdir le jour de notre match ?». Nous en avions longtemps rigolé... Je n'oublierai pas non plus mes quatre buts inscrits contre Montpellier dans un match de début de saison. Je venais de rentrer à Aix après avoir fait la fête à Tunis durant toute la trêve estivale. J'avais une voiture sport, et je ne me privais de rien... Deux petites semaines de préparation, et me voilà remis d'aplomb. Il y avait ce jour-là une belle colonie d'étudiants tunisiens qui ont assisté à mon exploit, au stade : Aziz Zouhir, futur président de l'Espérance, Hamdi, le fils de Sadok Mkaddem, président de l'Assemblée nationale, Chekib Nouira, les frères Ben Gamra, dont le père tenait un hôtel à Borj Cédria...».