Par Mohamed Ali Gherib * Lors d'une discussion, en cette matinée ensoleillée de début décembre 2016, les aînés de la profession étaient unanimes à affirmer que ce 6 décembre a vu la plus forte mobilisation des avocats depuis que le barreau existe en Tunisie. C'était également l'avis du bâtonnier, qui a tenu une conférence de presse à la fin de la marche silencieuse pour dire qu'elle a été «une réussite totale». Ce constat est certainement vrai au regard des chiffres, mais hélas faux au vu des résultats puisque la grève continue encore à ce jour. On peut même affirmer que la profession se trouve dans une situation très délicate. En effet, jamais à travers leur glorieuse histoire, les avocats n'ont été aussi isolés, acculés à se battre avec l'arme ultime des syndicalistes (la grève illimitée), dans l'espoir de faire plier un gouvernement soutenu par l'opinion publique. On peut dès lors s'interroger comment les avocats, connus pour être de fins manœuvriers et de grands politiciens, ont-ils fait pour se retrouver seuls contre tous, contre le gouvernement, contre leur allié historique (la centrale syndicale), contre les médias et donc contre l'opinion publique ? Certains avancent que leur cause n'est pas populaire puisque, sous couvert de beaux discours, ils ne veulent tout simplement pas payer leurs impôts. Mais ce serait aller vite en besogne que de croire à cette thèse. Car il y a effectivement dans cette loi de finances beaucoup à dire et à redire tant en ce qui concerne l'anticonstitutionalité de certaines de ces dispositions qu'en ce qui concerne sa violation des principes les plus élémentaires de la fiscalité. Nous estimons, pour notre part, que l'isolement des avocats est dû en premier lieu à leur myopie politique, en deuxième lieu à leur naïveté dans la conduite des négociations et, en troisième lieu, à la mauvaise gestion de leur image. Une myopie politique Depuis le début de cet été, et notamment après le discours d'investiture du chef de gouvernement, l'Ugtt n'a eu de cesse de marteler, par le biais de ses plus hauts représentants que si sacrifices il y a, il faudra qu'ils soient équitablement partagés dans la mesure où il est injuste que les salariés supportent seuls et le gel des augmentations et le fardeau de l‘impôt, tandis que les professions libérales continuent à bénéficier de la « bienveillance » des pouvoirs publics. Il ne fallait donc pas être grand visionnaire pour comprendre que pour obtenir « la trêve sociale » tant souhaitée, le gouvernement devait, cette fois, toucher aux privilèges des professions libérales. Ne pouvant pas s'attaquer directement aux médecins, qui ont déjà démontré leur force en mettant en échec le projet de loi les obligeant à exercer deux petites années à l'intérieur du pays, il ne lui restait que les avocats, plus nombreux que les architectes, et réalisant de plus grands gains que ces derniers. Il faut savoir, cependant, que même dans les estimations les plus optimistes, la participation de tous les avocats au Trésor public ne constituera, dans tous les cas, qu'une infime part de la recette fiscale. Mais les épingler au nom d'une certaine équité fiscale a en fait un aspect plus symbolique et constitue, pour le gouvernement, un gage de bonne foi, notamment dans ses négociations avec la centrale syndicale. Les nuages sombres ont donc commencé à s'amonceler au beau milieu de l'été sans que le Conseil de l'ordre des avocats n'ait vu venir l'orage. Pire, les avocats se consacraient alors à une autre bataille qui consistait à refuser de quitter le vieux Palais de Justice, en accusant — du bout des lèvres certes — la centrale syndicale de fricoter avec le gouvernement en lui louant ses locaux au prix fort, en vue d'abriter un palais provisoire de justice. On aurait voulu se mettre à dos un allié historique, on n'aurait pas mieux fait. Ainsi à leur myopie politique, les avocats ont ajouté des bourdes tactiques. Mais ce n'est pas tout. Car ils vont également faire preuve de naïveté dans la conduite des négociations. Une naïveté dans la conduite des négociations Choisis parmi la crème des juristes et des économistes, dotés d'une solide formation à l'ENA, les fonctionnaires du ministère des finances sont sans doute parmi les plus compétents du pays. Dès lors, pour les affronter, il aurait fallu impérativement se faire assister par ceux qui les connaissent le mieux (les experts-comptables et les fiscalistes) et surtout actualiser les chiffres et les statistiques. Or, au vu des informations qui ont filtré des négociations entre le Conseil de l'ordre et le ministère des Finances, rien de tout cela n'a été fait. En effet, le Conseil de l'ordre n'a pas confié à un cabinet d'audit le soin de décortiquer le projet de loi de finances présenté par le gouvernement dans le but d'y déceler les faiblesses qu'il aurait pu utiliser par la suite en face des représentants du gouvernement. Il ne s'est pas non plus fait assister, dans sa tâche, par les grands fiscalistes de la place et a préféré confier la mission de négocier à de jeunes avocats, enthousiastes certes, sérieux et intègres, mais manquant cruellement d'expérience. Cela a eu pour effet de mettre le Conseil dans une situation embarrassante. Car, prié de faire une contreproposition, il s'est contenté de présenter un projet consistant en un règlement d'un droit de timbre, pour chaque action judiciaire ou contractuelle. Ce règlement serait, selon le projet, libératoire de l'impôt pour l'avocat. L'administration fiscale sauta sur l'occasion et accepta la proposition des avocats, mais à la condition que le règlement de ce droit ne soit pas libératoire. Ce en quoi elle n'a pas tort, l'impôt étant dû sur le revenu et non sur la tâche. Les avocats se sont trouvés donc prisonniers de leur proposition et devaient sortir du pétrin. Oui, mais comment ? Le Conseil proposa l'inscription de l'identifiant fiscal sur tous les actes réalisés par l'avocat! Encore une aubaine pour l'administration fiscale qui, dans ses rêves les plus fous, ne pensait pas un jour obtenir ce résultat servi sur un plateau. Le Conseil de l'ordre pourra désormais se vanter d'avoir instauré plus de transparence dans la fiscalité des avocats. Ce qui aura pour effet, peut être, de redorer un tant soit peu un blason terni par cette confrontation avec l'exécutif. Une image ternie... à jamais ? L'image du barreau est associée au mouvement national, aux bâtisseurs de la Tunisie moderne (Bourguiba, Nouira, Caïd Essebsi...), à la lutte pour la liberté et les droits de l'Homme du temps de Bourguiba et de Ben Ali, et aussi et surtout à la révolution du 17 décembre 2010-au 14 janvier 2011. C'est dire le capital de sympathie et d'estime dont jouissaient « les défenseurs de la veuve et de l'orphelin » auprès de l'opinion publique. En une dizaine de jours, ce capital accumulé pendant des décennies de luttes a été dilapidé. Et, en peu de temps, ceux qui ont tenu tête à Ben Ali et encadré la révolution se sont transformés, aux yeux des Tunisiens, en corporatistes qui ne veulent pas payer leurs impôts. Comment en est-on arrivé là ? Il est plus qu'évident que la prestation de la majeure partie des avocats sur les plateaux télévisés et dans les studios de radios ne fut pas brillante et encore moins convaincante. Se sachant pourtant attendus au tournant par des journalistes qui voulaient «manger de l'avocat», les représentants de l'Ordre n'avaient visiblement pas affûté leurs armes ni bien préparé leurs dossiers. Au point qu'à ce jour, et malgré leurs propositions, l'opinion publique ne voit plus en eux que des fieffés fraudeurs du fisc. Ainsi, le Conseil aurait pu, avant d'entamer les négociations, et dans un souci d'équité entre avocats, mais aussi dans le but de soigner son image, inviter ceux qui exercent sans patente à régulariser leur situation, faute de quoi ils seraient poursuivis sur le plan disciplinaire. Il aurait pu également, devant le déferlement de critiques dont a fait l'objet la profession, s'entourer de conseillers en image qui auraient pu inverser la tendance dans les médias en obtenant des interviews et des espaces en vue d'équilibrer et de tempérer les choses. Mais rien de tout cela n'a été fait. Et les avocats sont acculés aujourd'hui, dans l'espoir d'amener le gouvernement à faire machine arrière, à adopter des solutions jusqu'au-boutistes qui leur portent préjudice plus qu'au service public de la justice. En fin de compte, ayant fait preuve de peu de sens politique et de beaucoup d'amateurisme, les avocats tunisiens, qui ont gagné des guerres contre la dictature, se trouvent incapables de gagner une bataille, dans un contexte démocratique, face à un gouvernement sans doute parmi les plus faibles de l'Histoire de la Tunisie indépendante.