Par Noura BORSALI Néjib Khalfallah, en présentant à Tunis, à la salle 4e- Art, le samedi 11 février, sa chorégraphie qu'il a intitulée en arabe « At-Takaturu » et en français « Fausse couche » a, dès le départ, averti son public que son spectacle fait de danse et de théâtre est bien particulier, voire discordant tant dans sa forme que dans son contenu. En suivant le spectacle, on ne peut pas ne pas penser aux pièces chorégraphiques de la danseuse et chorégraphe française de danse contemporaine Maguy Marin. Oui, à ce « dialogue entre théâtre et danse, une question de corps à corps », dit-elle et à ses créations « rudes et rêches sur la violence et la domination, la défiance et la délation dans les régimes autoritaires ». Le corps au centre de la subversion Néjib Khalfallah a bien mentionné, dans une déclaration à l'agence TAP, que son œuvre artistique s'attaque à la course effrénée pour le pouvoir, aux discordes entre les politiciens qui ne se soucient pas réellement des vraies préoccupations des Tunisiens. Son spectacle chorégraphique est en rupture totale, d'une part, avec la danse classique qui se nourrit d'une esthétique apaisante caressant avec douceur le regard et, d'autre part, avec un théâtre de divertissement qui amuse et fait rire. Il s'agira, écrit-il dans le prospectus, d'un spectacle reproduisant un miroir de ce que vit la société tunisienne dans cette époque transitionnelle caractérisée par la violence et le terrorisme, de ses maux, de ses peurs, en somme de son profond malaise. Loin d'être de tout repos, «At-Takaturu» voudrait signifier la course à la richesse, au pouvoir, aux conflits entre les politiciens, au laxisme qui entravent la citoyenneté, la marche du pays vers le progrès et l'intérêt public... Comme il l'écrira encore lui-même, la scène où apparait le travail avec les corps, le temps et l'espace, est conçue comme un espace d'une prise de conscience et d'une inscription dans l'« ici et le maintenant ». Le spectacle s'annonce alors comme éminemment politique. Et l'artiste crée, à partir d'un matériau esthétique, son dispositif scénique (une suite de tableaux) que lui offrent deux genres différents : d'un côté, la danse moderne, et, de l'autre, le théâtre. Pour le chorégraphe Waël Marghni, il ne s'agit nullement de danse traditionnelle mais de danse contemporaine où le corps est au centre de tous les mouvements. Occupant une scène dépourvue de tout artifice, sobre et quasiment nue, sous un clair-obscur dérangeant, voire étouffant, huit interprètes — Mariem Bouajaja, Emna Mouelhi, Senda Jebali, Wafa Thebti, Marwen Rouine, Wael Marghni, Bedis Hachech, Nejib Khalfallah — incarnent des personnages et jouent des situations dramatiques, des moments pris sur le vif. Pieds nus et mus par un rythme, dans des face-à-face tendus, ils avancent dans un silence assourdissant, précipitent leurs pas, s'entremêlent, s'entrechoquent, se fondent l'un dans l'autre... pour devenir devant nos grands yeux fixés sur leurs mouvements et leurs déplacements des silhouettes vêtues comme le commun des mortels et portant comme lui ses espoirs et ses désillusions. Des corps d'hommes et de femmes, pris dans une folie, qui s'entrelacent, se chicanent, se poursuivent, s'entredéchirent, se brisent, se solidarisent grâce à leurs gestuelles, au rythme de leurs mouvements tantôt dans un silence assourdissant et qui vous met mal à l'aise, tantôt baignant dans une musique qui se répète pour vous étouffer mais aussi dans de belles œuvres musicales venues d'Occident et d'Orient. Le tout par moments accompagné par la lecture d'un texte bouleversant composé à l'occasion par le Français Sylvain Bertholet et traduit par Mohamed Ben Tabib. Dans le noir silencieux qui enveloppe la salle, le public ne souffle pas un mot et ne réagit pas — rien qu'en apparence — tant il est interpellé, dérangé, bouleversé et ennuyé par moments. La charge émotive que la scène a réussi à créer en lui l'amène à s'interroger sur lui-même, sur son malaise, sur ses désillusions après de forts moments historiques d'espoir dont il n'est resté qu'un tableau sombre tellement les rêves étaient forts. Oui, il s'agit bien d'un cri qui vient des tripes pour rappeler nous autres à nos consciences et nos politiciens à l'ordre. On peut ne pas aimer du tout ce genre de spectacle qui se nourrit de nos angoisses et dit fort nos malaises dans une esthétique belle mais suffocante. Après tout, pensent tout bas certains spectateurs non habitués à un tel spectacle, la danse et le théâtre ne sont-ils pas des divertissements qui nous distraient de nos malaises ? Détrompons-nous, ce qu'on nous donne à voir a bel et bien une portée métaphysique, philosophique, politique et esthétique. Dire, par le corps, nos désillusions ; inciter, par la gestuelle, à la réflexion ; pousser, par le rythme et le mouvement, le retour sur soi ; faire prendre conscience, par le silence mais également par la musique et la parole, de cette urgence à décréter « une journée mondiale de cessez-le-feu », comme le dira si bien Néjib Khlafallah dans son texte de présentation. Il y a, dans ce spectacle de danse-théâtre, une terrible violence, une forte intensité, un grand et douloureux investissement individuel et collectif, une forte émotion qui déroutent le spectateur. Il y a dans cette chorégraphie un profond message fait de questionnements s'inspirant des réalités vécues et d'une recherche d'une citoyenneté à la dérive. Silence, on censure ! En choisissant le titre « Alhakom At-Takaturu » pour sa chorégraphie, Néjib Khlafallah n'avait, à aucun moment, l'intention de lui donner une signification religieuse ou, « plus grave encore », selon ses accusateurs, de « toucher au sacré ». Selon notre éminent penseur et islamologue Youssef Seddik, l'expression en question existait dans la langue arabe avant le Coran. Et d'ajouter sur un ton sarcastique : « Et si on avait donné comme nom à une création artistique « Al Baqara (La vache) » ou encore « Hadid », que serait-il arrivé ? ». Peut-être faudrait-il rappeler que le film qui fut le point de départ de la nouvelle vague du cinéma iranien s'intitulait « La Vache (en persan : , Gāv) ». Il a été écrit par le scénariste et romancier Gholam Hossein Saedi et réalisé par Dariush Mehrjui en 1969, et, semble-t-il, fortement apprécié par l'imam Khomeiny qui, impressionné par tant de réalisme, a encouragé, selon ses propres valeurs, le cinéma réaliste. La chorégraphie de Néjib Khalfallah, posant des enjeux primordiaux d'aujourd'hui et de demain, tant du point de vue esthétique que politique, au lieu de susciter un débat autour de son esthétique, de son message, de sa chorégraphie...s'est vue prise en otage par des condamnations d'ordre religieux. L'ancien imam de la mosquée Sidi Lakhmi à Sfax, Ridha Jaouadi, qui, dénonçant l'affiche du spectacle, a qualifié de "très grave" le choix d'un verset coranique comme titre d'une pièce de théâtre dansante et de surcroît, dit-il, avec « l'image de femmes portant des vêtements qui ne respectent pas la chariaa islamique ». Il s'est alors adressé, dans un post sur sa page Facebook, au procureur de la République, aux députés, aux imams, au peuple et au gouvernement pour procéder à l'interdiction de l'affiche contraire, selon lui, aux mœurs islamiques. La réaction du syndicat des imams est venue conforter la position de Jaouadi par la voix d'un huissier notaire exigeant le retrait du titre et de l'affiche du spectacle « contraires à la chariaa islamique ». « Alhakom At-Takaturu » entre le compromis et la taisance Face aux « menaces », les positions ont foisonné. Contacté par « Kapitalis », le ministre des Affaires culturelles, Mohamed Zinelabidine, a indiqué « qu'il vaut mieux éviter l'amalgame et la provocation de certaines sensibilités » (!). Quant au metteur en scène Néjib Khalfallah, il a opté pour la suppression du titre en question afin d'éviter, dit-il, la polémique tout en se défendant de vouloir provoquer qui que ce soit. Il avouera, sur la chaîne nationale 2, qu'il l'a fait sous la pression d'une grande figure du théâtre, en s'abstenant toutefois de dévoiler l'identité de cette dernière, Le Théâtre national tunisien a, de son côté, publié un communiqué — ambigu selon certains — relatant les faits et soutenant la décision du metteur en scène en déplorant que le théâtre tunisien soit l'objet d'attaques et d'accusations mettant en cause ses créations et la liberté essentielle à toute œuvre artistique. Une affaire en justice est engagée à ce propos. Il faut noter toutefois que toutes ces positions ont été jugées précipitées et décevantes parce que marquant un grave recul et se soumettant — chose grave encore — au diktat de certains religieux, créant ainsi un dangereux précédent qui porte atteinte à l'art dont l'essence même est la liberté. Mais plus grave encore le silence assourdissant des artistes, des intellectuels, de la société civile, ...des politiciens et des députés occupés, dit-on, par la défense de leurs nouveaux avantages. La Ligue des droits de l'Homme (Ltdh) a mis quelques jours pour publier un doux communiqué. En dehors de quelques rares positions exprimées contre cette censure par nos penseurs Youssef Saddik et Hamadi Rdissi et du beau poème du poète Samir Taâmallah, les voix se sont faites plutôt discrètes. Cette taisance est d'autant plus surprenante qu'elle rompt avec les campagnes de soutien organisées, dans un passé pas trop lointain pourtant, contre l'ingérence de certains religieux dans des domaines artistiques tels que l'exposition d'El Abdellia et le film de Nadia El Féni projeté à la salle du cinéma L'Africa. Ce pas franchi par certains imams dans l'affaire de l'affiche de la pièce chorégraphique «At-Takathuru» est gravissime en ce sens que, d'une part, il porte atteinte à la Constitution du pays qui défend la liberté d'expression et de création, et que, d'autre part, il constitue un grave précédent quant à l'ingérence de certains religieux dans les créations artistiques de notre pays. La censure s'est-elle déplacée du champ des politiques à celui des religieux au nom de leur propre interprétation de l'islam ? Tant il est vrai que nous vivons dans « une torpeur accablante» et «un immobilisme stérile » qui entravent toute réforme de la pensée théologique musulmane. Par ailleurs, ces tentatives de vouloir ligoter la création artistique et l'expression du corps avec une épée de Damoclès religieuse sont incontestablement destinées à soumettre l'art à un quelconque pouvoir religieux et une censure d'ordre religieux et à limiter voire anéantir nos libertés individuelles et collectives chèrement acquises... Alors, artistes, intellectuels et société civile, réveillez-vous car l'heure est grave ! On ne badine pas avec le droit à la liberté de création et d'expression en ces temps de « démocrature », pour reprendre l'expression de la danseuse et chorégraphe française Maguy Marin.