Les gens de condition modeste n'ont d'autre choix que de se rabattre sur les salles de jeux et les cafés où ils passent le plus clair de leur temps. Tout le monde sait que les loisirs sont les moments dont on dispose pour faire commodément des activités ludiques ou culturelles, en dehors de ses préoccupations quotidiennes et des contraintes qu'elles imposent, ce qui procure beaucoup de délassement d'autant plus qu'on dispose de tout son temps pour s'adonner à ses hobbies. Evidemment, il y a les loisirs des vacances, car chaque salarié a droit à un congé annuel payé, et puis il y a les loisirs de la retraite, de la jeunesse et de toutes les catégories sociales. Quelques citoyens interrogés citent fréquemment les exercices physiques, les promenades à pied comme moyen de détente, la lecture de livres et de revues, la télévision, le bricolage et les travaux ménagers. Et il existe bien d'autres façons de passer ses soirées, de la conversation avec les amis, à la participation aux réunions de quelques associations, aux jeux de carte dans les cafés. D'autres s'adonnent au plaisir du jardinage, à l'écriture, à la peinture, à la couture ou à la musique... Tel ce dynamique enseignant, Adel Nagati, qui ignore les torpeurs, les trêves et les bavardages inutiles. Il a toujours besoin d'agir, de se dépenser, d'écrire avec fougue des poèmes et des scénarios de pièces de théâtre: «Depuis mon enfance, l'écriture représente pour moi un passe-temps passionnant. Et c'est surtout pendant les vacances scolaires, que l'écriture devient une échappatoire qui permet de meubler de façon intéressante mes temps libres et d'extérioriser mes émotions afin de mieux les maîtriser...», nous confie-t-il. D'un autre côté, beaucoup de jeunes, dont Nada, Wael, Faïza et Aymen, aiment la musique de haute facture et de différents registres (house, pop, disco, blues, funk et reggae). Ainsi, avec leurs guitares électriques et acoustiques, ils organisent souvent des soirées musicales en présence de citoyens avides de divertissement et fatigués des conflits au sein des partis politiques... Pas de salle de cinéma ni parcs de loisirs A Kairouan-Ville, hormis l'existence d'une vieille piscine municipale manquant de beaucoup de commodités, trois espaces de loisirs où les prix sont très chers, des salons de thé submergés par les fumées des cigarettes, des salles de jeux, des publinets, une maison des jeunes presque désertée et quelques terrains de quartier, c'est la platitude et le désert culturel surtout pour une jeunesse avide de divertissement et de loisirs. Et on a beau aimer la vie à Kairouan, on ne va pas au cinéma faute de salle. En outre, les parcs de loisirs sont inexistants. Seuls s'offrent à la vue du visiteur de passage dans le centre-ville les façades des immeubles et des maisons qui longent les rues et où s'entassent les poubelles. Quant au complexe culturel Assad-Ibn-El Fourat, il souffre de plusieurs lacunes dont l'absence de clôture, un appareil de projection cinématographique inadéquat, une absence presque totale de personnel qualifié dans le domaine technique (son, lumière, entretien, etc.) et de personnel de gardiennage nocturne. En outre, les différents clubs ne disposent pas d'animateurs spécialisés. Et puis, ces clubs ne sont pas équipés de parquet, ce qui est dangereux pour les répétitions de danse corporelle ou de théâtre, ce qui risque de provoquer des blessures. D'ailleurs, cet espace culturel est sollicité surtout pendant les festivals, les colloques et autres rendez-vous culturels et qui ne sont pas très nombreux. C'est pourquoi les citoyens aisés passent leur temps libre, pendant les week-ends ou pendant les vacances, dans des villes côtières ou à l'étranger, pour des séjours de détente plus ou moins longs. Le désert culturel ouvre la porte au radicalisme... Les gens de condition modeste dont les ressources financières sont limitées n'ont d'autre choix que de se rabattre sur les salles de jeux et les cafés où ils passent la plupart de leur temps. D'autres, plus vulnérables, sont en proie à des phénomènes dangereux, à savoir la drogue, les tentatives de suicide et le radicalisme qui sert de plus en plus d'échappatoire pour des jeunes désœuvrés et désenchantés qui décident du jour au lendemain de s'habiller à la manière afghane et de tenir un discours moralisateur et extrémiste aux femmes... «Vivre sans rien attendre me paraît affreux. Mes semaines monotones sont à peine colorées par la fadeur des dimanches tristes. Je suis fatigué d'avoir le cœur sec et de désespérer. C'est pourquoi j'ai choisi de me dépenser entièrement dans les salles de jeux fréquentées par des clochards. Mais, ensuite, quand je rentre chez moi, l'ennui me saisit, et je ressens la solitude. Mes joies sont rares et s'effilochent vite... Si vous saviez combien j'ai besoin d'agir, de me réaliser et de vaincre les difficultés de la vie. En fait, je ne vois pas le bout du tunnel...», nous confie le jeune Ramzi, diplômé du supérieur et chômeur. Par ailleurs, les actes de violence, de braquage, de délinquance et d'agression sont devenus très fréquents et les malfaiteurs provoquent des disputes, insultent les enseignants et vendent des cigarettes et de la zatla aux élèves. Dans les zones rurales, les jeunes regardent voleter les papillons... Pour avoir une idée sur la situation des jeunes en milieu rural, nous nous sommes déplacés dans la délégation de Oueslatia où nous avons relevé beaucoup des carences auxquelles il est possible de remédier en ce qui concerne les loisirs. D'emblée, l'on a constaté la présence dans certaines établissements éducatifs de clubs de différentes spécialités qui proposent aux élèves des activités pluridisciplinaires (des pièces de théâtre, des projections de films, des journées de formation en informatique, de la peinture, des chantiers de volontariat relatifs à la protection de l'environnement, etc.). Mais dans les différents villages, c'est le vide et la monotonie. Plus de 20 km séparent Oueslatia-Centre de Imadat Jebel Oueslat. En cette matinée du 7 mars, notre véhicule avance avec difficulté sur des pistes caillouteuses, quelques ruisseaux s'échappent de sources lointaines. De petites collines accidentées, mais paisibles, présentent un paysage sablonneux. Un peu plus loin, quelques parcelles de terre où des moutons paissent, des logements ruraux et des vallées qui rappellent le far-west. Au niveau de Djebel Oueslat, et plus précisément à Ennahala, on contourne des cols abrupts et pierreux où les sentiers arrivent à peine à se frayer parmi les ghorfas, sans portes, ni fenêtres, dans des sites défiant l'imagination. Ici, les campagnards vivent de leurs ruches d'abeilles et de leurs bétails. Mais c'est le désœuvrement d'une jeunesse brisée par les difficultés de la vie, et sans emploi. Ridha Oueslati, âgé de 23 ans, et Mohamed Rebhi, un jeune homme de 24 ans, étaient affalés au pied d'un arbre et discutaient du concours qu'ils ont passé et dont ils attendent les résultats avec impatience : «Bien que notre commune connaisse une profonde mutation, nous continuons de souffrir d'un taux de chômage élevé et de l'absence d'activités et de loisirs. Ce qui intéresse les jeunes, c'est l'emploi, la sécurité et non les bavardages inutiles des politiciens... Ici, à Ennahala, notre seul loisir c'est la contemplation des vergers immuables et du soleil qui se couche derrière les mêmes collines. C'est à ces moments-là que nous sentons contre notre visage la fraîcheur de l'air s'attendrir. Il nous arrive aussi de passer toute la journée, sous un olivier, et nous nous contentons de lecture tout en regardant s'allonger les ombres et voleter les papillons!», nous ont-ils confié. Beaucoup plus loin, à Aïn Jloula, c'est le même constat du vide culturel et les mêmes doléances des jeunes qui souhaiteraient que l'école soit l'un des repères fondamentaux pour les élèves et que le produit culturel et récréatif soit à la portée de tous, loin de toute discrimination. Slim Khammari, 17 ans, qui n'a pas eu la chance de terminer ses études, s'occupe de travaux agricoles et aimerait bien trouver du travail à Sousse ou à Hammamet. «J'ai tellement envie de ressembler à ces adolescents qui vivent dans des villes côtières. Quand je les vois, à la télévision, en train de courir, de sauter, de cabrioler et de rire dans les parcs de loisirs, je me sens laid, gauche et poltron. Ici, à Aïn Jloula, ce qui me pèse le plus, c'est de me sentir diminué. Je suis inerte, porté au gré des préoccupations familiales. Rien de moi n'est engagé dans rien. Quelle absurdité, ces journées monotones qui se répètent, sans aller nulle part. Vivre, ici, à Aïn Jloula, pour un jeune comme moi, c'est attendre la mort pendant 50 ou 60 ans en piétinant dans du néant. Tandis que les jeunes qui vivent dans un milieu aisé, ils sont au courant de nouveautés que j'ignore ; leur culture est plus solide que la mienne. Par contre, ma seule distraction c'est de roder jour après jour dans les chemins creux. La moindre vibration de l'air et chaque nuance me touchent. Et lorsqu'il m'arrive d'être étourdi par l'odeur du thym et du romarin, je me couche sur l'herbe en pensant à l'absurdité de ces années qui se répètent sans aller nulle part...», nous confie le jeune homme, une casquette noire vissée sur la tête et vêtu d'une veste vieillie et râpée, trop large pour lui... La culture classique a cédé la place à la culture numérique M. Badreddine Ben Saïd, chercheur en sociologie, trouve qu'il y a eu un changement radical de la politique de l'Etat qui est passée de la démocratie culturelle à la culture d'élite : «Dans le passé et jusqu'aux années 90, la culture et les loisirs étaient accessibles à tous aussi bien en ville qu'en milieu rural à travers les comités culturels locaux, les bibliothèques itinérantes, les clubs dans les maisons de jeunes, les excursions, les musées, etc. Puis à partir des années 2000, les pratiques culturelles classiques ont cédé la place à la culture numérique accessible uniquement aux gens ayant un niveau matériel et intellectuel suffisant pour pouvoir se payer des loisirs coûteux». Ainsi, ces catégories peuvent acheter à distance les films récents et en vogue, les nouveaux romans, les jeux éducatifs, etc. De ce fait, les vieilles bibliothèques publiques dont le contenu laisse à désirer et les maisons des jeunes sont dépassées par les nouveautés technologiques. D'ailleurs, beaucoup de jeunes préfèrent pendant les vacances, faute de loisirs, se cloîtrer dans leur chambre pour s'adonner à diverses activités liées aux Ntic (formatage d'ordinateurs à domicile, installation de systèmes d'exploitation, configuration de logiciels, traitement de textes, dépannage divers...). Ces nouvelles technologies peuvent être dangereuses pour notre jeunesse. En effet, nous avons constaté, dans beaucoup de cas, la facilité avec laquelle les radicalistes peuvent recruter à travers les réseaux sociaux des jeunes fragiles et influençables. Cela se fait en douce et à force de lavage de cerveau et de matraquage à distance, sans attirer l'attention de personne...».