Peut-être qu'à première vue, cela ressemble à une simple anecdote. Mais en vérité, ce petit détail en dit long sur ce système où la communication n'informe plus : elle orchestre. Ce matin, Business News s'est livré à un exercice révélateur : analyser les horaires de diffusion des comptes Facebook des différents ministères après chaque réunion présidentielle. Autrement dit, combien de temps chaque département met-il pour relayer l'activité présidentielle sur sa page officielle ? Spoiler : les écarts sont abyssaux… et parfaitement parlants. Pourquoi s'attarder là-dessus ? Parce que, d'abord, les pages Facebook officielles restent, pour la présidence en tête, mais aussi pour de nombreux ministères, le premier – et parfois le seul – canal d'information pour les Tunisiens. Pas de conférence de presse, pas de déclarations, pas d'interviews. Juste des posts Facebook, souvent laconiques, presque sacramentels. C'est là qu'on découvre les activités ministérielles, les nominations, les limogeages, et toutes ces décisions qui bouleversent le fonctionnement des institutions. Et surtout, centrés exclusivement sur les audiences présidentielles. Comme si l'unique mission de chaque ministère était de relayer les faits et gestes du chef de l'Etat, sans jamais oser prendre la parole par lui-même. Ensuite, parce que le rythme de communication présidentiel défie toute rationalité. Il n'est pas rare de voir des communiqués tomber à pas d'heure, parfois bien après 23 heures, ou pire, à l'aube. Souvenez-vous de ce communiqué succinct annonçant le limogeage de Kamel Maddouri, et, sans transition, la nomination de Sarra Zaafrani… à 5 heures du matin. Une heure où la plupart des citoyens dorment encore profondément. Aussi, car même si la réunion a eu lieu en milieu d'après-midi ou dans une heure parfaitement décente, aucun département n'irait commettre l'affront de communiquer dessus tout seul sans attendre sagement la version présidentielle – la seule et l'unique. Un timing qui en dit long Prenons l'exemple le plus récent : un communiqué publié à 0h12 – oui, après minuit – sur la réforme du système éducatif, touchant sept ministères clés. La réunion avait pourtant eu lieu en pleine après-midi, ce qui laissait amplement le temps aux services de communication de se préparer. Tous les départements savaient ce qui avait eu lieu lors de cette réunion, pourtant, ils ont sagement attendu que la parole du palais de Carthage descende sur eux, pour s'autoriser à réagir. Alors, comment ont réagi les ministères concernés ? Certains, comme celui de la Formation professionnelle et de l'Emploi, ont partagé le communiqué en seulement 3 minutes, suivi par la Jeunesse et les Sports à 10 minutes, puis les Affaires religieuses à 17 minutes. D'autres ont pris un peu plus leur temps, comme le ministère de l'Education, qui a mis 28 minutes avant de relayer la nouvelle. Mais ce qui est vraiment révélateur, c'est le peloton de retardataires : le ministère de la Famille s'est pointé à 7h17 du matin, celui des Affaires culturelles à 8h33, et cerise sur le gâteau, le ministère de l'Enseignement supérieur a bien attendu 9h53 pour évoquer la réunion. Que penser de ces écarts ? Pourquoi certains ministères sont plus réactifs que d'autres ? Pourquoi le ministère de la Formation professionnelle a-t-il mis trois minutes pour repartager le communiqué alors que celui de l'Enseignement supérieur a, lui, mis 10 heures à le faire ? Le tout pour une réunion qui a eu lieu au milieu de la journée et non une improvisation de dernière minute. Peut-être un community manager qui a fait la grasse matinée, victime d'une nuit estivale trop festive ? Ou un département qui affiche un sérieux déficit d'organisation et d'attention à la communication institutionnelle ? Dans un système où la parole présidentielle est centralisée et sacrée, ces retards ne sont pas anodins. Ils traduisent un fonctionnement à deux vitesses, voire davantage, au sein même de l'appareil gouvernemental. Et ce n'est pas un hasard si les ministères qui traînent la patte sont précisément ceux dans le collimateur de Saïed, ceux dont les appels au limogeage se multiplient : l'Enseignement supérieur de Mondher Belaïd, et le ministère des Affaires culturelles d'Amina Srarfi. Une communication sans voix Mais le plus sidérant n'est pas là. Ce n'est pas seulement que la communication ministérielle est tardive ou désordonnée. C'est qu'elle est totalement vide de contenu propre. À aucun moment, ces ministères ne prennent la parole pour expliquer leur rôle, défendre un point de vue, proposer une mesure, commenter ce qui a été discuté. Ont-ils même parlé pendant la réunion ? Ont-ils fait des propositions ? Ont-ils exprimé des désaccords, évoqué l'impossibilité du projet présidentiel dans une réalité abrupte ? Mystère. Tout se passe comme si leur présence se limitait à acquiescer, puis à reposter. On ne sait rien de ce qu'ils ont pu dire, ni même s'ils ont dit quoi que ce soit. Ont-ils formulé des réserves, émis des propositions, tenté une nuance ? Mystère. Ce qu'on sait, en revanche, c'est qu'ils ont cliqué sur « Partager ». Parfois dans les trois minutes, parfois huit heures plus tard. Mais toujours avec cette même ferveur, comme un rituel de fidélité. Aujourd'hui, c'est ce simple geste qui sert d'indicateur de loyauté. L'heure du partage, révélatrice du système Au final, faute d'une communication institutionnelle solide et coordonnée, nous voilà réduits à analyser non plus le contenu des messages, mais leur simple horaire de partage. Une fenêtre ouverte sur les dysfonctionnements et la mise en scène politique qui règne au sommet. Triste époque où l'on ne scrute plus les idées, mais la ponctualité du partage...