Ahmed Mahfoudh décrit une époque pas tellement lointaine mais où il fallait se déplacer pour écouter ses chanteurs préférés, les voir et sentir leur odeur jusqu'à les toucher. Quelques années nous en séparent mais elles semblent lointaines, comparées au monde virtuel universel où nous vivons aujourd'hui. C'est la geste de l'un de ces «intimes» qu'il nous conte. Barguellil est une quasi-légende que l'auteur a vu naître des cendres de l'insignifiance, tel un phénix, puis s'élever vers l'idole des Tunisois. Un ange à la voix d'or qui transportait les Tunisois au café chantant de Bab Souika, venus s'oublier le temps d'un récital enflammé par le chant passionné du Mezoued (cornemuse tunisienne). Mais c'était trop beau pour durer... Gloire et fascination Déprimé et exotique, l'auteur était à la recherche d'une inspiration qui se faisait désirer. Il était découragé alors que, cinq ans après la Révolution, le chômage augmentait, les riches continuaient à ne pas payer leurs impôts, les instances municipales poursuivaient leur crise, la ville exaltait le désordre, la liberté d'expression se transformait en spectacle de pugilat... «J'étais également exotique, à la recherche de dépaysement, ou plutôt je traversais une crise d'inspiration aiguë et j'étais en quête d'événement insolite qui rallumerait ma flamme», confesse le narrateur. Coup de chance, c'est dans un bar qu'il tombe sur Barguellil, le plus grand chanteur de Mezoued des années soixante, mais celui-ci, complètement aviné, était au bout du rouleau. Sa première pensée est de se demander pourquoi ce Barguellil déchu lui rappelait le personnage de Césaire, un travailleur noir rencontré dans le métro parisien, et qui était l'image même de la déchéance et qui provoquait sa mauvaise conscience. Mais ce n'est pas du tout de mauvaise conscience qu'il s'agit ici car le narrateur idolâtre Barguellil dont il ne se rappelait que gloire et fascination exercée sur la foule, que voix qui envoûtait les foules ramadanesques, que danse qui enflammait filles et garçons. Une confiance s'installa tout de suite et Barguellil ouvrit son cœur à l'auteur. Rêve d'une vie de chanteur voyou Un enfant comme les autres, peut-être à la peau bien plus foncée, à la condition bien plus pauvre et au père bien plus violent. Tout jeune encore, il adorait la population colorée des cafés chantants (baraques où se produisaient chanteurs, danseurs et instrumentistes au siècle dernier). Il avait une prédilection pour Ismaïl Hattab qui brillait d'un chant rural poignant et pour Salah Farzit et Samir Loussif qui exultaient sous les lamentations du mezoued. Il n'était pas porté sur les études et rêvait d'une vie de chanteur voyou. C'est tout naturellement que sa carrière s'enclencha quand il remplaça accidentellement l'un des chanteurs et quand sa voix d'or emporta les foules qui en redemandaient encore et encore. Et il fit si bien, auréolé d'une dignité personnelle qui contrastait avec son environnement, que son patron lui laissa la direction de la troupe à sa mort. Ses rêves les plus fous semblaient se réaliser quand sa vie chavira brusquement alors qu'il s'éprenait de Zina. C'est que celle dont il était tombé éperdument amoureux travaillait sous l'emprise d'un maquereau qui vit tout de suite cette relation comme une menace. Barguellil ne voulait pas l'abandonner à son sort et quitta tout pour aller vivre avec elle aux confins de la Tunisie. Dans une maison rudimentaire au milieu d'une oasis à flanc de colline ocre et terre où la mer n'était pas loin, Barguellil devint Abdallah et Zina devint Zoubeïda. Le bonheur était là, ils vivaient ensemble, travaillaient ensemble, commençaient à se faire un nom dans cette zone vouée au tourisme. C'est le moment où des sbires des anciens temps du café chantant les retrouvèrent et attaquèrent Zina restée à la maison, car enceinte. Défigurée par le jet d'acide, Zina s'en va. Mais l'amour de Barguellil reste. Le chant des ruelles obscures, 167p., mouture française Par Ahmed Mahfoudh Editions Arabesques, 2017. Disponible à la librairie Al Kitab, Tunis.