Muhammad-Baligh Turki distille dans ce roman magistralement préfacé par Béchir Jeljli une prose fantastique dans un parallèle délibéré, par-delà même la parenté évidente des titres, avec le monde fantastique de Gabriel Garcia-Marquez. Muhammad-Baligh Turki met en scène le trio amour/déchirure/renaissance où le destin des deux romans est porté par la perte d'une femme aimée et où cet éloignement se conjugue à des catastrophes ambiantes colorées de résistance à la tyrannie, à l'inhumanité, à la honte. «Ton destin est de vivre dans l'ombre, jamais tu ne cueilleras le fruit désiré. Tu te retireras sans faire de bruit, souriant, sans te retourner, sans laisser un petit mot, tu seras l'ombre de votre histoire, tu seras l'ombre de ta fin», cogite le narrateur. Et nous voici immergés dans un univers romanesque exprimant la complexité de l'amour et du néant, là où l'individu est, accessoirement, sans cesse en interaction avec le groupe et cela s'appelle la réalité de tous les jours. Amour/déchirure/renaissance Une réalité où l'être est multi-faces et où la première, l'enfance, est singulièrement marquante alors que se noue le pacte autobiographique raisonné de l'auteur qui est à la fois narrateur et personnage alors que Muhammad-Baligh Turki distille une prose fantastique qui cache une idée derrière la tête. Des filles portant des linceuls et errant sans but, une porte massive, les voiles blancs d'un tunnel, une danse de transe, une chambre obscure... et voici un parallèle délibéré, par-delà même la parenté évidente des titres (entre «L'amour au temps de la honte» de Turki et «L'amour au temps du choléra» de Gabriel Garcia-Marquez). Car l'intention du Tunisien ne fait aucun doute quant à l'inspiration prise chez le Colombien dans cette ossature commune mettant en scène le trio amour/déchirure/renaissance où le destin des deux romans est porté par la perte d'une femme aimée qui s'unit à quelqu'un d'autre mais où la différence est que Marquez finit par se révéler à elle mais que Turki se mure dans le silence. Pour tous les deux, cet éloignement se conjugue à des catastrophes ambiantes colorées de résistance à la tyrannie, à l'inhumanité, à la honte. Des épreuves qui font apparenter leur passion à un katana-sabre japonais passé par des dizaines de trempes, quand l'alternance du chaud et du froid forge la lame, avant de rejoindre le fourreau. Seulement, à la longue, les épreuves finissent par creuser une tranchée incommensurable dans ce que cet amour a de réalité. Eprouvé par ces brûlots, il en ressort écrivain ! Ce qui est saisissant dans l'ouvrage de Muhammad-Baligh Turki, c'est qu'autant d'arrière-fonds intimistes et profondément intimes (dans le sens du secret du cœur de l'être) bâtissent le récit sur ce qui semble leur parfait contraire : l'Histoire, synonyme d'exogène, d'extraverti et de chose publique. Voici donc l'Histoire qui se saisit de cette famille de notables du vieux quartier tunisois de Halfaouine, pour lui faire subir les pires injustices après l'émergence de la République de 1957 et au cours de l'épisode socialiste quand on lui confisqua ses biens, puis pendant les affrontement de 1978, les attaques terroristes de Gafsa en 1980, le coup d'Etat de 1987... Eprouvé par les effets de ces brûlots de l'Histoire de la Tunisie sur sa famille et sa vie, il en ressort écrivain ! C'est dans l'ordre des choses car il l'avait pressenti dès son plus jeune âge : «J'ai toujours senti que je devais faire un grand sacrifice». Et c'est tout naturellement qu'il devient le porte-voix des sans-voix ; un engagement qui nous éveille à la signification que nous ne sommes pas devant un ouvrage uniquement romanesque mais face à un recueil de contenu, conçu comme une succession de quasi articles de journalisme retraçant la condition humaine marquée par l'avancée inéluctable d'un monde de plus en plus globalisé, influant sur tout ce qui fait notre vie. L'engagement, le chômage, la guerre, l'arbitraire, la signification elle-même, le renouvellement incessant des référentiels, les dilemmes, le tumulte... Et que ce roman finisse par un interrogatoire que subit le narrateur par les gens de la Sécurité d'Etat (qui tentaient leur coup à tout hasard), il semble clair que l'intention de l'auteur est de souligner soigneusement que l'histoire est loin d'être. L'amour au temps de la honte, 213p., mouture française Par Muhammad-Baligh Turki Editions Sarra. Disponible à la librairie Al Kitab, Tunis.