«Je voudrais vous parler de Descartes, et du rôle majeur qu'il a tenu dans la pensée française. Avant Descartes, le paysage intellectuel ressemble assez singulièrement au vôtre. Autrement dit, où l'individu n'existe pas. Le Je n'existe pas, la subjectivité n'existe pas. Je, je ne dis pas l'ego, parce qu'on peut être déformé par son ego sans que le Je existe». Ce sont les premières phrases de la conférence, voici la suite : Ici actuellement, en Tunisie, un homme et une femme qui ne sont pas mariés ne peuvent pas prendre une chambre d'hôtel, c'est un fait. Comment peut-on penser ce fait, non pas le juger, juste le penser. Je me demande pourquoi une chose comme celle-ci existe dans un pays comme le vôtre. Un pays ayant eu son passé, sa tradition, ses lumières, son génie propre. Et j'ai voulu comprendre pourquoi. Il m'est venu que je devrais parler de Descartes. Je souhaite vous présenter comment ce schéma a fonctionné sur le christianisme. Si vous voulez, faites-le fonctionner ailleurs, éventuellement sur votre religion. Descartes arrive dans une période où la philosophie sert la religion. Une intimité lie la foi à la religion, et la politique à la religion. Les pères de l'Eglise sont les intellectuels qui fournissaient ce qu'on appellerait aujourd'hui les éléments de langage, et l'idéologie qui va devenir l'idéologie chrétienne. Ces pères de l'Eglise permettent de comprendre comment fonctionne un pays dans lequel le Je n'existe pas encore, dans lequel Descartes n'a pas encore produit ses effets. Saint Augustin le dit ; il y a la cité de Dieu et la cité des hommes et ces deux cités s'articulent d'une manière particulière. Dans l'articulation, il y a la réponse à la question : qu'est-ce que la laïcité ? Douter de tout sauf de la religion C'est une invention française, la laïcité, ça renvoie étymologiquement à Laos, le peuple. C'est la dissociation de ceux qui ne relèvent pas du sacré de ceux qui sont dans le sacré. En France, le clergé ne fait plus la loi, parce que la laïcité s'est constituée à partir d'un alliage philosophique qui s'immisce très précisément à partir de Descartes. Descartes, après avoir vu ce qu'était la scolastique, annonce qu'il voudra parvenir à des vérités qui ne soient pas les vérités de la Bible. Avec le monothéisme chrétien, tout est dans le texte sacré. Il ne faut pas chercher des réponses aux questions posées en dehors du texte sacré ; astronomie, géologie, morale, médecine. Les réponses sont dans la genèse de l'Ancien Testament. La vérité du monde se trouve concentrée dans un livre et dans un seul, dont on nous dit qu'il descend directement du ciel. Descartes part d'un postulat selon lequel il doute de tout, sauf de la religion, du roi, et de sa nourrice. Autrement dit, il doutera de tout, sauf du christianisme ; «Ne pourrais-je pas découvrir une première vérité qui serait comme une première pierre qui nous permettrait de jeter une fondation, de façon à ce que nous disposions d'une cité des hommes qui n'ait rien à voir avec la cité de Dieu» ? C'est à partir de Descartes que surgit cette possibilité de penser indépendamment d'un livre, non pas contre lui, mais indépendamment. Le livre existe, mais Descartes se pose la question de savoir comment pourrais-je découvrir une vérité qui pourrait être universelle. Descartes nous dit, je doute de tout. Mais puisque j'ai la certitude que je doute, je suis bien obligé d'avoir la certitude que puisque je pense c'est que je suis. La première certitude c'est le cogito, je pense donc je suis. Ainsi «Je» est né. La naissance du Je suppose que nous puissions dater l'apparition du concept d'individualité. Nous ne nous déterminons pas par rapport à notre famille, femme ou mari, tribu, nation, communauté, mais par rapport à nous-mêmes. Nous sommes à nous-mêmes notre propre valeur. La naissance du «Je» va rendre possible une révolution ontologique, métaphysique et politique. Et s'il y a un jour la proclamation de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, c'est parce qu'il y a eu un jour une pensée qui est celle de Descartes, et un livre ; «Le discours de la méthode», et je le précise, un livre écrit en français. Ce n'est pas rien, il y avait à l'époque l'équivalent de l'anglais aujourd'hui, le latin. Mais quand Descartes écrit ce livre, il l'écrit ostensiblement en français. Même si un philosophe avait déjà fait le travail en amont et avait écrit en français, en l'occurrence Montaigne, auquel Descartes doit beaucoup. Mais c'est avec Descartes que la subjectivité philosophiquement se constitue. Moyennant quoi ? Le cartésianisme va rendre possible la cristallisation d'une philosophie extrêmement intéressante, le matérialisme. La réponse à la religion, c'est le matérialisme. Et rien d'autre que le matérialisme. Le modèle universel Descartes défend le dualisme : il y a l'âme et le corps, l'esprit et la chair, la substance étendue et la substance pensante. Et dès qu'il y a dualisme, il y a présence de l'âme et donc de la religion. L'âme, immortelle, est la chasse gardée des religieux. Cette démarche est possible et pensable avec une pensée pré-cartésienne dualiste qui suppose qu'il y a deux instances, dont l'une qui est une fiction de l'autre. Si vous détruisez l'instance de la fiction, et ne gardez que l'instance de la matière ; donc le matérialisme qui se traduit par la vérité de ce qui est permet de faire un saut vers le siècle suivant, le 18e, qui va générer le matérialisme français ; Diderot, d'Holbach, Helvétius, pour les plus connus. Il en manque un. Celui qui permet ce passage est un curé et un curé athée. Le premier athée de l'histoire de l'Occident qui a écrit un «Testament», un livre de plus de 1.000 pages, sans bibliothèque, ni mondanités. A l'époque, il y avait des salons dans lesquels Voltaire, Diderot, Rousseau, d'Holbach, Helvétius se réunissent autour d'une même table. C'est tout seul que Jean Meslier écrit ce travail extraordinaire qui permet de faire de telle sorte que la modernité initiée par Descartes devienne une modernité qui va générer quelques années plus tard la révolution française, qui va elle-même générer un modèle d'universalité qui sera celui d'Europe et qui va donner le modèle universel. Relire l'histoire Il faut faire un travail d'historien. De la même manière que le matérialisme a permis de sortir du spiritualisme religieux, de la même manière que le Je de Descartes nous permettra de sortir de la patristique et de la scolastique, vous aurez, avec la philosophie athée de Jean Meslier, une invitation à lire les textes religieux en historien, non pas en croyant. C'est une révolution. Si vous voulez penser dans un pays où il y a une religion d'Etat, où le Je n'existe pas, où la subjectivité est encore à advenir, il vous faut, sinon restaurer, du moins instaurer la puissance de l'Histoire. En France, nos difficultés viennent du fait que nous avons détruit les historiens et l'Histoire. Ici en Tunisie, j'ai relevé dans des questions, des façons emblématiques de procéder du politiquement correct, à la place de l'Histoire, il y a de la «moraline», comme disait Nietzsche, de la morale moralisatrice. Faisons de l'histoire, abordons la question de l'Histoire. Pensons les schémas et les dispositifs qui ont rendu possible la naissance de la subjectivité, la naissance de la laïcité, et regardons où nous en sommes par rapport à ces dispositifs. Y a-t-il quelque chose qui serait l'équivalent d'un Descartes, l'équivalent d'un Meslier, ou l'équivalent d'une révolution française ? Parce que la révolution, du moins sur le plan étymologique, signifie qu'«on fait un tour complet et on revient au point de départ». Donc en Tunisie : y a-t-il eu révolution ? Quid de cette révolution ? Qu'est-ce qu'une sortie de révolution ? Commençons par le début et faisons ensemble un savoir qui sert à constituer des subjectivités.