Par Mustapha FILALI (Ancien ministre de l'Information et de la Communication) Il est des œuvres frappées du sceau de la durée, dont le pur métal résiste à l'érosion de l'oubli. Celles du chaudronnier sculpteur que le ministère de la Culture nous donne à admirer à la galerie du Belvédère sont de cette trempe. Dans la morne quotidienneté de notre paysage culturel, l'exposition de Shabi Chtioui sonne comme un réveil, s'offre comme l'heure exquise d'un récital de malouf. On ne parcourt pas dans l'indifférence l'espace de la galerie meublé de personnages en situation, on ne la quitte pas sans la sensation d'un rappel qui invite encore une fois à la revisiter. Aucune des figurines offertes à l'admiration derrière les vitrines, aucune des allégories imposantes occupant l'espace intérieur, ou trônant au milieu de la pelouse du jardin, n'est pas sans requérir un regard profond qui incite au questionnement et suscite la récompense de l'admiration. C'est sans doute en raison de leur parenté avec notre environnement social que les personnages restitués dans la plasticité du bronze suscitent l'étonnement et appellent le dialogue. Qu'il est beau, fidèle et en même temps réinventé, le geste délicat du vendeur de jasmin à la chéchia ostensiblement penché, au bouquet à l'oreille volontairement provocateur. Cet étendard claquant au vent, péniblement soutenu par le bras puissant du porteur, n'est-il pas sans rappeler les fidèles aux rendez-vous du mausolée de Sidi Belhassen Chadli. Que dire de ce trou béant au milieu de la poitrine, sinon qu'il figure par l'absence, ce cœur habité par l'appel mystique de la ferveur. Quelle légèreté instable que celle de ce corps aux bras tendus, qui renouvelle l'équilibre du jongleur de cirque sur sa boule indocile. Comment ne pas partager la sensation pénétrante de chaude moiteur avec le personnage du masseur dans l'arrière chambre du hammam, pendant que sur le dos courbé s'applique le gant noir rugueux traquant la moindre pellicule de sueur chargée ? C'est certainement en raison de la communauté identitaire que les statues irakiennes interpellent le visiteur maghrébin ajoutant à la beauté de la facture l'intense allégorie du dialogue font jaillir la profonde émotion, à l'appel du supplicié de Abou Gharib. Oh Irak, imparfaite réplique du cri arabe "Wa Irakiah" s'élevant vers le ciel entre le bras qui invoque l'improbable secours et cet autre soutenant la dépouille d'une victime déjà sauvée par la mort, corps ballant et cou fléchi vers le sol. Comment ne pas être interpellé par la souffrance poussée aux limites du supportable, exprimée par ce prisonnier d''Abou Gharib, mon frère des rives de l'Euphrate, pantin à la tête enfouie dans le sac de l'anonymat, bras et jambes telles des bâtons dégarnis, sur lesquels s'acharnent encore les fils de décharge électrique, buste mangé par l'absence derrière le voile effiloché du sac difforme ? Seule la cage à poule qui lui sert de socle, bat le rappel de la dignité bafouée, de la liberté confisquée. Nulle expression n'égale en intensité de sens, le corps de ce travailleur à la charrette, moulé dans la tension de l'effort et souligné dans la saillie à la Rodin, des muscles jaillissant des bras, du cou et des jambes, noués dans la souffrance. Oui, mon compatriote Chtioui, chaque vie est vouée à tirer inlassablement sa charrette, tel le destin implacable de Sisyphe attaché à son rocher, sans cesse vers l'abîme recommencé. Al-Maari t'aurait chaleureusement remercié pour ce rendu moderne de l'esprit des " Louzoumiettes ". Il n'est pas de sculpture, pas de figurine, dans cette remarquable exposition, qui n'appelle à commentaire, qui n'invite à l'approfondissement. Chaque pièce est une aventure à raconter, une confidence à communiquer, l'ensemble de l'œuvre portant la marque indéniable d'une plasticité maîtrisée, au terme d'un ouvrage "cent fois remis sur le métier" selon le vers de Boileau dans l'art poétique. Et c'est cette facture qui est source de richesse, en même temps que témoin de fidélité. Elle me semble répondre en écho aux personnages décharnés de Hatem Al Makki, aux danseuses filiformes de Abdelaziz Gorgi et restituer les rires éclatés des négresses de Ammar Farhat. Le port altier du cavalier marocain du Sous, brandissant bien haut son lourd mousqueton et laissant flotter son burnous brodé de caractères arabes, la fougueuse lancée de cette belle et vigoureuse monture à la selle brodée, quelle leçon d'avenir, quelle réminiscence du passé, pour le spectateur arrêté dans la contemplation de ce beau témoignage d'espoir revivifié. A dessein les visages des personnages s'effacent dans l'anonymat. Nul trait distinct ne leur confère une quelconque identité. Ils n'ont pas besoin de se réclamer d'une appartenance, dans leur commune humanité de l'être. Nous leur prêtons nos visages, au regard de ce qu'ils nous offrent en émotion, nous leur confions nos traits de souvenir. Et cet anonymat volontaire est pour l'artiste expression de l'universel, dépassement des clivages, par de-là les murs de la honte, au-delà des terroirs de la différence. Ainsi le vendeur tunisien de jasmin se reconnaît frère du danseur Gnaoui marocain. Tous deux se rejoignent dans l'iconographie humaine partagée. Car enfin est-il fidélité autant respectueuse de l'irremplaçable identité que cette évasion vers l'universel, cette nécessaire rencontre de l'autre. Quel sens peut récolter une culture de l'enfermement, réduite à sa seule exigence de survie, vers quelle cime peut-elle prétendre accéder, accablée par la lourde charge de son intégrisme dévastateur. Au travers même des ingrédients spécifiques de son identité, toute culture est habitée par l'universel, toute œuvre de culture est vouée au partage et à la convivialité. C'est peut-être la leçon salutaire que nous prodigue l'œuvre remarquable de Sahbi Chtioui, ce talent inégalé du chaudronnier-enfant de Bab Souika. M.F.