Khedija Hamdi est historienne de l'art. Passionnée d'art contemporain arabe, elle sillonne le monde pour rencontrer des artistes dont elle étudie l'œuvre, aux expositions desquels elle assiste, et qu'elle essaie de promouvoir. Enseignante en Tunisie, elle est également consultante pour une collection internationale — la collection Nadour‑— qui constitue actuellement un ensemble d'art contemporain essentiellement axé sur l'art des pays du Moyen-Orient. Elle nous fait part de sa dernière découverte‑: celle de Adel Abidin, artiste irakien qui exposait à Helsinki. Kiasma, le musée d'art contemporain de Helsinki, consacre un espace intégral à l'exposition personnelle de Adel Abidin, qui se tient jusqu'au 25 avril 2010. Né en 1973 en Iraq, Adel Abidin vit et travaille en Finlande, sa terre d'accueil depuis 2001. Diplômé de l'Ecole des beaux-arts de Baghdad, puis de l'Ecole des beaux-arts d'Helsinki, il a commencé son expérience artistique dans la peinture, puis s'est orienté vers la vidéo et l'installation. L'approche de l'œuvre dans son univers très singulier dévoile un langage teinté d'humour et d'ironie. L'artiste nous raconte une histoire mais ne nous divulgue pas la totalité de son contenu. Son art se veut le reflet de sa personnalité‑: mystérieuse et secrète. En effet, il détourne les codes, les camoufle, ou les crie dans un silence assourdissant… Et il convie le spectateur à déceler la trame de ce silence. Adel Abidin a participé à plusieurs foires, biennales et expositions. En 2007, il a représenté la Finlande à la Biennale de Venise, en exposant une vidéo installation «Abidin travels», une fausse agence de voyage qui propose des séjours à Baghdad. Cet événement d'envergure lui a valu la notoriété internationale et le succès. Dans le cadre de cette exposition, l'artiste présente un travail inédit de cinq vidéos installations, et d'une double «light box» en néon. L'ensemble, réalisé entre 2009 et 2010, aborde divers thèmes dont l'identité et la mémoire. L'une des premières œuvres de l'exposition est l'imposante «light box» en néon qui donne à voir le logo de Coca-Cola. Mais ne vous fiez pas aux apparences, car de droite à gauche l'artiste nous procure une nouvelle clé de lecture du logo américain, et on y discerne «Li Mohammad!, Li Mecca!» (pour Mohammad, pour Mecca)‑: c'est l'effet miroir qui a permis cette révélation à l'artiste qui nous fait partager un surprenant contraste. En quittant la salle consacrée à cette œuvre, nous arrivons aux espaces obscurs, dédiés aux vidéos installations. Et dès que nous les visualisons, nous sommes tentés de parcourir les lignes des cartels collées aux murs, mais celles-ci restent sans voix, car l'artiste considère que son travail doit être interprété par le langage unique de la sensibilité. Parmi les vidéos présentées : «Ping-Pong» qui met aux prises deux joueurs professionnels. Les enjeux sont élevés et la rage de vaincre éclate dans le regard perçant des joueurs. Mais ce match n'est pas commun, car c'est une femme nue —véritable clin d'œil à l'art corporel — qui est à la place du filet. A chaque fois que la balle la frappe, elle laisse échapper un gémissement et son corps se couvre peu à peu de traces rougeâtres qui révèlent la torture et sa douleur. Mais que représente cette belle créature? Et pourquoi un tel acharnement de la part des joueurs? «A mes yeux, cette femme incarne la beauté et la fragilité, tout comme la ville de Baghdad». Ces deux hommes symbolisent la violence du jeu des puissances, dont la victime, être fragile et passif, subit son sort en silence. La fatale passivité de la situation est soulignée par une discrète présence de l'artiste qui, sous une lumière tamisée, suit le match avec indifférence, car les rênes lui échappent. Après le match — qui semble avoir commencé pour ne jamais aboutir —, le cheminement nous conduit vers une salle abritant la pièce majeure de l'exposition. Il s'agit de la vidéo installation «mémorial». L'espace est vaste, mais l'artiste a exigé qu'on y accède un par un. «J'ai choisi que le spectateur visualise cette œuvre en solitaire, pour qu'il s'imprègne de ma propre expérience». La vidéo, montrant une vache solitaire, est projetée sur les trois murs de la salle (de gauche, de face et de droite). L'espace est éclairé par une lumière soigneusement étudiée pour exprimer une nostalgie accentuée par le choix du noir et blanc de l'œuvre. La projection est accompagnée d'une musique qui emplit la salle d'amertume et de tristesse. Quel est le lien entre cette vache et ce «mémorial» de l'artiste ? «Quand j'avais 17 ans, j'ai appris que le pont “Aljumhuria” qui enjambe le Tigre, au centre de Baghdad, a été brisé suite aux bombardements américains. Curieux, j'ai pris mon vélo pour aller voir les dégâts. Malgré l'ambiance maussade qui régnait, seule une vache morte flottant au milieu du fleuve a capté mon attention, et je me suis posé un tas de questions. Depuis lors, elle est restée gravée dans ma mémoire et aujourd'hui je l'évoque à travers cette vidéo. J'ai imaginé un scénario qui relate son histoire. Une vache qui tente de rejoindre la troupe se trouvant sur l'autre rive du fleuve. Mais cette tentative est vouée à l'échec et à la mort». Si au premier abord, l'idée d'une vache qui tente de traverser le fleuve semble être une approche candide, la force et l'émotion dégagées de cette œuvre nous invitent à réfléchir sur des sujets fondamentaux, tels que les dialogues brisés et les séparations engendrées par les guerres. En effet, même si nous vivons l'époque de la communication intégrale, la scène dénonce les ponts rompus entre les cultures. Cette imagerie guerrière crie la souffrance de la séparation de nos terres d'origine et de nos familles. L'artiste brode une distance pour accentuer le sens et provoquer des questions culturelles et politiques dans un langage empreint de poésie et d'humour. A travers son art, Adel Abidin nous dévoile ses préoccupations intimes en restituant les ravages causés par la lutte du pouvoir.