Par Tahar LABASSI* et Mounir KCHAOU** La réforme de l'enseignement supérieur, en Tunisie, semble connaître le sort réservé à toute réforme dans une « société bloquée ». Elle est d'une part perçue comme une nécessité, personne ne refuse le changement et tout le monde l'appelle de ses vœux, et envisagée, d'autre part, avec crainte et appréhension. Chacun a peur qu'elle ne remette en cause les acquis dont il jouit d'une situation qu'il reconnaît pourtant comme étant fortement dégradée. Pas étonnant alors que toute réforme se heurte à une résistance acharnée où chacun tente de sanctuariser sa position, fructifier ses intérêts et faire porter par les autres les frais de sa mise en application. En Tunisie et contrairement à ce qui se passe dans des pays démocratiques, l'introduction de réformes d'envergure dans l'enseignement supérieur n'a jamais été précédée d'un débat d'idées autour de l'Université, de son rôle, de son mode de gouvernance, de ses méthodes de formation et de production et de transmission du savoir, ni non plus d'évaluation des réformes précédentes. L'introduction de chaque réforme a été âprement négociée avec les enseignants universitaires à travers leurs syndicats et le souci a été plutôt de ménager la susceptibilité de ce corps fortement attaché à la défense de ses intérêts corporatistes plutôt que de rendre le système d'enseignement supérieur tunisien performant, ouvert à la concurrence et de le hisser au niveau des systèmes les plus avancés dans le monde. De mémoire d'enseignants universitaires ayant fait notre entrée, dans deux spécialités différentes, l'anglais et la philosophie, à l'université tunisienne au début des années quatre-vingt-dix, nous avons vu se succéder les réformes, sans qu'aucune évaluation n'ait été faite et rendue publique et sans qu'aucun bilan n'ait été dressé et mis à la disposition des enseignants et du public pour identifier les éventuels échecs et réussites. En 1993, par exemple, une réforme ambitieuse a été introduite par feu Mohamed Charfi, ministre de l'Education à l'époque, elle a supprimé le doctorat d'Etat et le diplôme de recherche approfondie, elle a introduit le doctorat nouveau régime et en a fait la condition pour le recrutement à l'enseignement supérieur et a institué l'HDR (habilitation à diriger des recherches) comme voie de promotion au Collège A. Cette réforme visait à assouplir les conditions d'accès au grade de maître de conférences, à réduire la proportion des enseignants du collège B (assistants et maîtres-assistants) et à supprimer à terme le grade d'assistant pour que n'appartienne au corps des enseignants chercheurs universitaires que les titulaires de doctorat. Or qu'en est-il de la situation vingt-quatre ans après ? Non seulement nous nous trouvons toujours avec des parcours professionnels fragmentés en quatre grades, ce qui déteint négativement sur la qualité de l'encadrement dans nos universités, pire encore, au corps statutaire des enseignants-chercheurs se sont ajoutés d'autres corps statutaires et permanents, qui ne sont pas tenus d'avoir un projet et un parcours de recherche, comme celui du corps dit commun composé d'enseignants recrutés parmi les titulaires de maîtrise ou celui des agrégés du secondaire recrutés comme enseignants au supérieur. Pis pire, notre université fait figure d'exception dans le monde où l'on trouve des enseignants appartenant au collège A, directeurs de travaux de recherche, qui ne sont pas titulaires de doctorat. Un autre exemple témoignant de cette résistance au changement. Au milieu des années quatre-vingt-dix, une réforme fort importante des programmes et des filières de formation fut introduite au cours du mandat du ministre de l'Enseignement supérieur et de la recherche scientifique feu Dali Jazi. Elle visait à moderniser l'enseignement supérieur en réduisant le poids de la spécialisation, pour que les étudiants ne soient pas enfermés dans une seule discipline de formation, en imposant à toutes les disciplines des matières dites transversales hors spécialités (droits de l'homme, informatique, langues, culture de l'entreprise..), en revalorisant la place de la culture générale dans la formation universitaire et en poussant vers le décloisonnement des disciplines et des formations par l'importance accordée aux enseignements pluri et interdisciplinaires. Il va sans dire que cette réforme a été conforme à l'air du temps et à ce qui se passait dans d'autres pays où l'excès de spécialisation à une étape précoce de la formation universitaire, et son corollaire de régression au niveau de la culture générale chez les diplômés du supérieur, a été de plus en plus perçu comme handicapant aussi bien pour le progrès scientifique que pour la fonction de l'université comme vecteur d'intégration professionnelle et sociale. Cependant, les ambitions de cette réforme ont très vite été revues à la baisse. Le volume horaire qui devrait être consacré à la culture générale a fini par inclure l'enseignement des deux langues étrangères principales et de l'informatique. Alors que les unités d'enseignement hors disciplines (comme les droits de l'homme ou la culture de l'entreprise par exemple) ont été le plus souvent assurées par des enseignants de la discipline elle-même ou même parfois supprimées, faute d'enseignants spécialistes du fait que les institutions universitaires n'ont pas créé de postes statutaires dans ces disciplines hors spécialité pour répondre à ces nouveaux besoins engendrés par la réforme. Malheureusement, on s'est contenté là aussi tout simplement de tourner la page au lieu de diligenter une enquête, d'évaluer et de faire des propositions pour le décloisonnement de la formation universitaire. Il est vrai que la situation politique sous la dictature de Ben Ali, avec son lot de despotisme et de verrouillage de l'espace public, ne favorisait pas le débat, l'échange des idées et la confrontation des points de vue, mais il n'en est pas moins vrai également que le débat public aujourd'hui, à l'ère de la démocratie, autour de la réforme de l'université est d'une pauvreté alarmante. Le ministère de l'Enseignement supérieur préférant toujours au débat public et contradictoire la consultation des instances dites représentatives, des syndicats et des commissions composées par ses soins d'enseignants qui sont le plus souvent d'illustres inconnus comme si l'avenir de l'université ne concernait que le corps professoral et n'était pas un enjeu de société. Concernant la réforme LMD et contrairement à ce que pourraient suggérer les propos récemment tenus par le ministre de l'Enseignement supérieur lors de son passage sur les ondes d'une radio nationale, les difficultés que rencontre la mise en œuvre de la réforme LMD relèvent moins, à notre avis, de la réforme elle-même et de l'esprit duquel elle procède que de l'effet conjugué de deux facteurs. Il s'agit d'une part du réflexe conservateur rétif à tout changement et dont continuent malheureusement à faire preuve les enseignants du supérieur et, d'autre part, de l'absence de détermination de la part de l'autorité de tutelle, c'est-à-dire le ministère de l'Enseignement supérieur, à faire appliquer la réforme une fois adoptée. En effet, aucun mécanisme d'évaluation scientifique et objectif n'a été mis en place, jusqu'à présent, et aucun bilan n'a été rendu public par les instances censées piloter la réforme LMD. Tout donne l'impression qu'on continue à naviguer à vue et les instances pédagogiques et scientifiques affichent toujours un refus de coopérer aux processus d'évaluation, alors que l'autorité de tutelle se trouve toujours impuissante à faire valoir le droit de la société à voir les institutions universitaires et ses systèmes de formation et de recherche dûment évaluées et jugés. Sur le plan du décloisonnement des savoirs de spécialités, certes la réforme LMD en Tunisie n'a pas été assez ambitieuse, mais elle a tout de même mis un cadre propice à la modernisation de la formation universitaire dans notre pays. Ce qui est, toutefois, fort regrettable est que les enseignants universitaires n'ont pas été en phase avec l'esprit de cette réforme, alors que l'autorité de tutelle n'a fait preuve d'aucune détermination à préserver les acquis de cette réforme. En effet, le même réflexe conservateur attaché au renforcement des savoirs disciplinaires et réticent vis-à-vis de l'interdisciplinarité a continué à agir le long du processus d'introduction de la réforme des licences et des masters. La diversification des parcours des licences, par exemple, qui devrait se faire à partir de L3, n'a pratiquement pas été adoptée dans la plupart des institutions universitaires, et les étudiants se sont trouvés dans la plupart des cas contraints à suivre un seul parcours de formation qui leur a été imposé par le département de spécialité et privés du coup de la possibilité que leur offre le nouveau système de contribuer un tant soit peu à construire leur propre formation. Pire encore, la possibilité donnée aux étudiants de choisir la formation en master qu'ils souhaitent avoir est en passe de leur être retirée par les départements. En effet, l'un des points positifs du système LMD est d'avoir mis fin à la formule des masters sous tutelle des départements et donné la possibilité pour les enseignants d'une spécialité ou d'un ensemble de spécialités, et qui sont habilités à enseigner au troisième cycle et à diriger des travaux de recherche, à se constituer en équipe et à proposer, par la voie indiquée par le règlement, au ministère de l'Enseignement supérieur l'habilitation d'un projet de master parmi les modèles de master accrédités dans différents domaines de spécialités, et ce sans passer par un département de spécialité. Il a, également, rendu possible pour les étudiants de choisir la formation qu'ils souhaitent avoir en master et les enseignants chez qui ils préfèrent étudier et se former. Or, cette liberté donnée aux enseignants de se constituer en équipe et aux étudiants de construire leur formation implique une mise en concurrence des formations en master, ce qui condamne certaines d'entre elles à disparaître et permet à d'autres d'émerger. Et c'est ce qui semble, en fait, dans la nouvelle réforme LMD, déranger les « conservateurs » dans l'Université tunisienne farouchement opposés à la liberté de choix et d'initiative. Et c'est pourquoi on les voit, après avoir réussi à uniformiser les parcours de formation au niveau des licences, s'employer à rétablir la tutelle des départements sur les masters, à faire barrage à l'interdisciplinarité et à annihiler tout esprit novateur et progressiste de la réforme LMD. * Vice-doyen de la faculté des Sciences humaines et sociales de Tunis ** Professeur à l'université de Tunis