Les accointances du monde des affaires avec le monde politique et celui des médias sont tellement inextricables qu'elles sapent les fondements mêmes de la vie politique nationale. Conséquences prévisibles de cette situation, une désaffection des Tunisiens à l'égard des partis, une méfiance vis-à-vis des hommes politiques et un désintérêt presque général envers les échéances électorales. La guerre engagée contre la corruption sera dure et de longue haleine. Le chef du gouvernement, Youssef Chahed, qu'on accusait de passivité a décidé de gratter la principale plaie du pays. A la surprise générale, il a lancé une vaste opération qualifiée de «mains propres» contre la corruption et les corrupteurs. A défaut de capturer des chevreaux, comme s'en gaussait l'un des hommes d'affaires, aujourd'hui écroué, il a pêché de gros poissons. Une kyrielle de personnalités du monde des affaires, également soupçonnées d'atteinte à la sûreté de l'Etat, ont été arrêtées en vertu du décret 50-78 du 26 juin 1978 relatif à l'état d'urgence. La campagne est jugée salutaire par nombre de partis politiques et de la société civile. Et si l'on en croit les sondages, plus de 90% des Tunisiens soutiennent cette action et appellent à aller de l'avant et à ne rien lâcher. Ceux qui croyaient à un simple coup de semonce ou encore à un coup d'épée dans l'eau se sont vite rendus à l'évidence : l'homme ne badine pas et il est plus que jamais résolu à en découdre avec un phénomène qui a gangréné la société, plombé l'économie et pourri le climat politique. A côté du terrorisme, ce mal est le plus grand danger auquel est confronté le pays. Il est communément admis que le monde politique contribue parfois à perpétuer le phénomène mafieux en garantissant à ses auteurs une certaine impunité. Les accointances du monde des affaires avec le monde politique et celui des médias sont tellement inextricables au point de saper les fondements mêmes de la vie politique nationale. Conséquences prévisibles de cette situation, une désaffection des Tunisiens à l'égard des partis, une méfiance vis-à-vis des hommes politiques et un désintérêt presque général envers les échéances électorales. Ces caïds qui font la pluie et le beau temps Dans son discours d'investiture, le chef du gouvernement a promis de faire de la lutte contre la corruption l'un de ses chevaux de bataille. Et bien que déclenchée avec un peu de retard, l'on s'attend à ce que cette opération vise, également, ceux qui sont communément appelés les « tigres » et les « mouches », c'est-à-dire les fonctionnaires de haut rang et les petits, mais aussi ceux parmi les politiques, les gens de médias, voire les institutions de l'Etat qui se sont d'une manière ou d'une autre fait complices de la corruption. Cette guerre, annoncée sans relâche, ne sera pas gagnée facilement. La corruption a été érigée en système bien organisé permettant à plusieurs personnes, de tous rangs et de tous bords, de se graisser généreusement avec l'argent du trafic et de la contrebande. Des milliers de complices y ont pris part. Youssef Chahed sait certainement à quoi s'en tenir. Et même s'il l'a déclaré haut et fort que rien ni personne ne l'empêchera de terminer le travail et que le président de la République Béji Caïd Essebsi l'a conforté dans cette guerre, il risque de se heurter à la puissance du feu de certaines personnalités influentes dans les monde politique, médiatique et des affaires. Car l'économie parallèle décriée à longueur de journée s'est développée de manière considérable et elle est contrôlée par de vrais « caïds » qui font la pluie et le beau temps. Certes, ce phénomène n'est pas nouveau puisqu'il a vu le jour sous le régime de Ben Ali, par la mise en place de réseaux et de circuits avec la connivence des autorités de l'époque qui ont fermé les yeux. Mais il s'est affranchi « à la faveur de l'affaiblissement de l'Etat et du chaos libyen », après le 14 janvier 2011. L'Etat s'est réveillé Cette campagne a, également, sonné comme un réveil de l'Etat dont le déficit s'accentue de jour en jour au point de devenir endémique. On a, parfois, l'impression de vivre dans un pays où le respect de la loi est devenu une exception. Certaines gens se comportent, en effet, comme dans un territoire de non-droit où la loi s'applique peu ou prou. Le pays connaît, ces derniers temps, une escalade sans précédent avec des appels à la désobéissance et à la sédition, des débrayages et des troubles qui l'ont plongé dans une crise profonde. Cette crise se trouve aggravée par les menaces terroristes, le trafic en tous genres et la faiblesse des institutions et leur incapacité à assurer le bon fonctionnement des services publics. Car quand des citoyens commettent des agressions contre des personnes investies de l'autorité publique, incendient des bâtiments publics, bafouent régulièrement la loi et sont auteurs de troubles qui menacent l'ordre public, l'on est en droit de se demander si nous sommes dans une société de droit et si l'Etat existe encore. Nonobstant la légitimité des revendications sociales et leur justesse, les tournures prises, ces derniers temps, par les assauts contre les sites de production, l'interruption de travail et les troubles fomentés par certaines parties indiquent clairement qu'en l'absence de fermeté, tout pourrait déraper jusqu'à toucher le fond. La dernière dérive inacceptable est ce qui s'est passé à El Kamour où un sit-in, au départ bien organisé, s'est tout d'un coup transformé en une mobilisation contre l'Etat et ses institutions. Ce qui représente une grave menace pour l'intégrité du pays et sans une intervention énergique, le risque de désintégration serait réel. Les démons de la division et de l'insurrection sont en train de refaire surface. C'est dire l'énormité de la tâche qui attend le gouvernement d'union nationale présidé par Youssef Chahed. Avec ces tiraillements qu'offrent quotidiennement la classe politique et une administration aussi pléthorique et qui ne se relève pas encore des coups qu'on lui a portés, l'Etat est souvent absent. Or, un Etat fort est « un Etat qui fait appliquer strictement la loi, impose sa politique sans frémir, se fait obéir, fait montre d'autorité dans sa gestion quotidienne». L'autorité de l'Etat suppose, également, la réunion de plusieurs facteurs, dont notamment «l'existence d'un dispositif institutionnel efficace, d'un appareil d'Etat capable, crédible et impartial». Et des responsables alliant compétence et culture de l'Etat. Béji Caïd Essebsi le sait, lui qui l'a décrié tant de fois et a promis de restaurer le prestige de l'Etat. Et le chef du gouvernement Youssef Chahed est suffisamment averti pour élaborer une stratégie de reconquête du prestige de l'Etat, en pleine déconfiture. Et même si la responsabilité première incombe au gouvernement, les partis politiques, les organisations nationales, la société civile, les médias et les citoyens ont leur part de responsabilité. Un vaste chantier pour remettre le pays en marche.