Par Raouf SEDDIK Mercredi dernier, dans une allocution télévisée, le maréchal Khalifa Haftar annonçait la victoire finale sur les milices islamistes qui se maintenaient dans l'ouest de la ville... Il aura fallu près de trois ans à l'opération «Dignité» pour atteindre son but Dans les quartiers d'Al Saberi et Soug El-Hout, situés dans la partie ouest de Benghazi, l'heure est à la fête pour la population. Ou en tout cas au soulagement. Une page sombre se tourne dans l'histoire de la ville, dont le début avait été marqué par des opérations de liquidation de policiers et de certaines figures de la société civile, comme l'avocate Saloua Bughaighis — assassinée le 25 juin 2014 — ou le jeune blogueur Taoufik Bensaud — assassiné le 19 septembre 2014. En fait, cela fait déjà quelque temps que les milices islamistes regroupées sous la bannière du Conseil de la Choura des révolutionnaires de Benghazi ont été chassées de la plupart des quartiers de la ville grâce aux offensives terrestres et aériennes de l'armée conduite par Khalifa Haftar. Ce sont ces milices qui ont fait régner parmi la population une ambiance de terreur, aux côtés de l'Etat islamique, également présent mais dans une partie réduite du centre-ville. La bataille de Benghazi, baptisée «Dignité», a été engagée le 15 octobre 2014. Elle a connu de nombreuses péripéties et fait beaucoup de victimes, des deux côtés. Elle s'est achevée mercredi dernier 5 juillet. Khalifa Haftar s'est chargé d'en faire l'annonce sur les écrans de télévision dans son habit blanc de maréchal, avec ses décorations et son cordon doré. Une position ambivalente Mais la nouvelle n'a pas fait que des heureux. Dans la partie occidentale du pays, du côté de Misrata et de Tripoli, nombreuses sont les milices qui s'inquiètent de cette avancée de l'Armée nationale libyenne. A vrai dire, pas tant de son avancée que de l'écho international qu'a recueilli sa victoire : un écho perçu comme un soutien franc. Et l'expression d'un revirement en faveur d'un personnage — Haftar — qui était jusque-là considéré par l'instance onusienne et les pays occidentaux comme un obstacle aux solutions politiques telles que les accords de Skhirat (décembre 2015). S'exprimant sur son compte twitter dès le lendemain de l'annonce télévisée, l'ambassadeur britannique, Peter Millett, a commenté la reprise totale de la ville de Benghazi en parlant d'un «espoir d'une première étape vers la paix». Le président du Haut Conseil d'Etat, Abderrahmane Souihli, a réagi violemment en dénonçant un «feu vert» donné à Khalifa Haftar en vue d'une attaque de Tripoli. Abderrahmane Souihli, qui vient d'être reçu par le président Caïd Essebsi, n'est pas un trublion parmi les chefs de milice qui continuent de sévir dans la région de la Tripolitaine. Il incarne, comme chacun sait, une institution parlementaire issue des accords de Skhirat, et bénéficiant par conséquent de la bénédiction de l'ONU. On voit donc que les inquiétudes en Libye au sujet des avancées militaires de Khalifa Hafter représentent un spectre relativement large et que les autorités actuelles de Tripoli sont concernées. En réalité, le maréchal Khalifa Hafter occupe aux yeux du gouvernement d'union nationale, et de son chef Fayez El-Sarraj, une position qu'on pourrait qualifier d'ambivalente. Les deux hommes se sont rencontrés à Abou Dhabi le 2 mai dernier et ont convenu d'une modification de la composition du Conseil présidentiel de telle sorte que le militaire y occuperait une place. Mais pas la plus haute : ce qui est une garantie contre le risque d'un virage militariste du pouvoir, à l'image de ce à quoi nous avons assisté en Egype en juillet 2013. Khalifa Hafter est donc déjà un interlocuteur dans le cadre d'une renégociation des accords devant arrêter une feuille de route vers une stabilisation politique. Il est aussi, pour l'avenir, un partenaire possible dans l'hypothèse où cette renégociation aboutit... Mais pas seulement. Il peut même, à moyenne échéance, être un recours contre des milices qui deviennent de plus en plus menaçantes à Tripoli et surtout dans sa voisine orientale, Misrata... Un recours contre un autre Khalifa ! C'est en effet sous l'influence de l'ancien chef du gouvernement à tendance islamiste, Khalifa Al-Ghweïl, que de nombreuses milices envisagent de marcher sur Tripoli pour en déloger l'actuel Premier ministre. Une menace : les milices de Misrata Une des actualités des derniers jours est d'ailleurs que les milices de Salah Badi, Mohamed Issa, Salah Marghani, les islamistes Abou Oubeïda et Saïd Kuweïjil ont amorcé un regroupement en vue d'entreprendre une attaque à partir de l'est. Le journal en ligne Libya Herald, en langue anglaise, a titré dans son édition d'avant-hier : «Pro-Ghwell forces halt advance on Tripoli after Serraj call for international allies to attack» (Les forces pro-Ghweïl stoppent leur avance après que Sarraj a appelé ses alliés internationaux à attaquer). Il est évident que, dans la perspective d'une unification des forces armées — prévue par les accords de Skhirat —, ce ne sont pas les «alliés internationaux» vers qui le gouvernement d'union nationale se tournerait, mais vers l'ancienne armée libyenne, recyclée et remise sur pied par Haftar sous la dénomination d'Armée nationale libyenne (ANL). Cette jonction des forces est inéluctable, quoi qu'en pense le président du Haut conseil d'Etat, M. Souilhi. Mais, en attendant, Khalifa Haftar continue de nourrir les craintes de Tripoli, avec son style militaire brutal qui accapare le pouvoir politique, ses amitiés propices aux interventions étrangères — notamment égyptiennes et émiraties — et le peu de cas qu'il fait de l'Etat de droit et des idéaux de liberté. Le personnage s'impose en tout cas comme une figure incontournable dans tout règlement politique. Aujourd'hui, dans Benghazi totalement libérée, la question du jour est désormais la suivante : faut-il y déménager le Parlement installé actuellement à Tobrouk ? Benghazi, ancienne colonie grecque, n'est-elle pas la capitale de l'est du pays, avec son passé millénaire? R.S.