Par Amel ZAIBI Depuis 61 ans, jour pour jour, la femme tunisienne est à l'honneur, officiellement. La promulgation du Code du statut personnel, en 1956, à l'époque une sorte de constitution des droits des femmes, visait leur affranchissement du joug des tabous culturels et des inégalités sociales, économiques et juridiques. Aujourd'hui, après toutes sortes de révolutions, de mutations et malgré les avancées de la société dans tous les domaines, la femme, qui pèse la moitié de la population, se bat encore contre les inégalités, les discriminations, la violence, l'exploitation et le manque de reconnaissance. Le paradoxe féminin résiste à tous les cérémoniaux, discours officiels et autres droits inexorables. La lutte pour l'émancipation des mentalités continue. La femme tunisienne a été et est encore de tous les combats et de toutes les réussites, à commencer par celle contre le colonialisme, l'analphabétisme et la pauvreté. Le défi de l'éducation pour tous, de la limitation des naissances et le contrôle de la croissance démographique, orientations majeures du projet de société de Bourguiba au début des années 60, ont été relevés avec l'engagement et l'abnégation de la femme. Ce même engagement et cette abnégation ont, au fil des ans, aidé la femme à grimper les marches, une à une, de l'échelle des valeurs, si bien qu'aujourd'hui elle est aux premiers rangs des diplômés du supérieur (67%), des effectifs dans les universités et en termes de réussite aux différents examens nationaux. Dans la vie active, certains métiers ont toujours été féminins, comme employées dans les usines de textiles, d'industries agroalimentaires, pour certaines besognes dans l'agriculture. D'autres professions nécessitant de grandes compétences et des cursus universitaires élaborés se sont féminisées au fil du temps; c'est le cas des professions médicales, pharmaceutiques, de l'enseignement du primaire au supérieur, et juridiques. D'autres spécialités réservées jadis à la gent masculine comme les formations en ingénierie, le pilotage des avions, et d'autres encore, ont, elles aussi, séduit les femmes et ont été prises d'assaut par ces dernières qui ont démontré leur capacité à affronter toutes les difficultés et toutes les contraintes, malgré toutes les entraves économiques, sociales et culturelles. On se souvient encore jusque dans les années 2000 que des jeunes étudiantes ou bachelières orientées vers des universités situées loin de leurs familles étaient persécutées par les nouveaux voisins ou empêchées par les proches de s'y installer. Les idées reçues et la mentalité rétrograde ont, en effet, la peau dure. Situation économique et sociale : inégalités, disparités Dans le collectif imaginaire, la femme demeure la pièce maîtresse au sein de la famille, mais pas ailleurs. Quoi qu'elle fasse. Dans l'entreprise, au champ agricole, dans l'espace public...l'homme passe avant. Les études et les statistiques le prouvent. L'important poids de la femme en âge d'activité ne s'est pas traduit en termes de participation à l'activité économique. En 2016, les femmes représentaient 50,2% de la population en âge d'activité, mais seulement 28,2% de la population active, contre 71,5% d'hommes. Paradoxalement, malgré leur faible taux de participation à l'emploi, les femmes sont plus touchées par le chômage : 22,5% contre 12,4% pour les hommes (chiffres 2015). Cette situation n'est pas de nature à améliorer l'autonomie économique des femmes d'autant que des études officielles révèlent diverses disparités : au niveau du chômage entre les femmes et les hommes mais également une disparité interrégionale entre les femmes. Des rapports indiquent que les financements des petits projets par les mécanismes en place, dont la Bfpme, favorisent plus les hommes (83%) que les femmes (17%). Pourtant, des statistiques établies par des structures habilitées à financer des microprojets ont démontré que les femmes sont plus solvables que les hommes. L'enquête nationale population et emploi (2015) indique que si au niveau national le taux de chômage des femmes est de 22,5% (taux global national 15,4%), il dépasse les 35% pour les gouvernorats de Gabès, Kasserine, Jendouba, Kébili, Gafsa et Tataouine. Quant au taux de chômage des femmes diplômées du supérieur, il est environ le double (41%) du taux de chômage des hommes diplômés du supérieur. Les disparités existent également dans la rémunération du travail. Jusqu'en 2015, les femmes gagnent, en moyenne, moins que les hommes dans le secteur privé non structuré et structuré. Dans le secteur non structuré, l'enquête microentreprises de 2012 fait ressortir que les femmes sont sous-rémunérées par rapport au Smig et le gap de salaire entre femmes et hommes est estimé à -35,5%. Pour le secteur privé structuré, l'enquête montre que les femmes gagnent en moyenne 25,4% moins que les hommes. L'enquête révèle aussi qu'il y a plus de femmes analphabètes que d'hommes et que l'écart croît avec l'âge. Selon le recensement général de la population et de l'habitat de 2014, le taux d'analphabétisme est de 25% pour les femmes et 12,4% pour les hommes. Chez les jeunes, toutefois, l'écart est beaucoup plus faible. Selon la même enquête, la probabilité qu'une fille inscrite en première année du primaire arrive à terminer l'enseignement du secondaire est estimé à 41,8%, alors que cette probabilité est de 23,1% pour un garçon. Ce qui prouve que l'abandon scolaire est plus important chez les garçons. Politique : le plafond de verre Dans le domaine politique, le paradoxe est encore plus flagrant. La femme tunisienne a de tout temps contribué activement à la réussite des rendez-vous électoraux et particulièrement ceux de 2011 et 2014. Pour les élections législatives de 2014, les femmes représentaient 47% des inscrits dans le registre électoral; 53% pour les hommes. En termes de participation en tant que membre d'un bureau de vote, elles représentaient 49%. La femme était aussi présente en tant qu'observatrice des élections, soit en tant que représentante d'un candidat (26%) soit en tant que membre d'une organisation non gouvernementale (42,5%). Mais en dépit d'une loi électorale basée sur la parité du genre, les femmes ont toujours moins de chance d'être élues que les hommes, car, sur les 47% des candidats aux élections législatives de 2014, seulement 10,9% étaient têtes de liste. Le domaine politique et les centres de décision font foi de plafond de verre que tous les droits et les acquis n'ont pas réussi à briser. Où est la femme dans les postes de commandement du pouvoir central ou régional ? Où est la femme aux postes ministériels, diplomatiques... ? Sa présence a chuté en 2012 dans le Parlement après avoir atteint et dépassé les 30% en 2009. Et ne l'accusons pas d'avoir été à l'époque manipulée ou à la solde du pouvoir, car le contexte n'a pas changé depuis la chute de l'ancien régime, et qui ne l'est pas quand on fait de la politique, intérêt partisan oblige ? L'inégalité homme-femme est flagrante dans le domaine politique même après avoir participé activement dans la mise en place du processus démocratique en Tunisie. Sans le système de quota, la femme n'aurait pas eu droit de cité dans les instances élues, même avant 2012. Et dire que sur le terrain du militantisme pour la liberté, la dignité, les droits de l'Homme et la démocratie, elle n'est plus au second rang. Opposante farouche ou leader au sein de la société civile, la femme est de tous les combats. Les évènements de décembre 2010-janvier 2011 ont révélé des femmes déterminées, engagées, aux idéaux divers, qui pour la modernité sans conditions, qui pour le conservatisme brut de la « chariaa». La révolution démocratique aura donné à toutes ces femmes la latitude de s'exprimer voire de s'exhiber, notamment en portant le « niqab » afghan ou golfique, au nom du droit à la différence et à la liberté d'opinion et d'expression. Le vent de liberté de l'après 2010 a permis de lever encore une fois et de manière plus franche le voile sur le rôle majeur et déterminant de la femme, y compris dans les pires scénarios et projets qui menacent la société. Son rôle est d'autant plus déterminant que le soi-disant jihad dans les zones de conflits ne s'est pas fait sans elles. Elles étaient des centaines, peut-être plus, on en parle peu, à accompagner leurs hommes dans le voyage macabre du terrorisme international. La femme est une force, sa marginalisation est un manque à gagner pour le pays et pour tout projet économique, culturel, politique ou autre. L'avenir sera femme La faute revient également en partie à la femme. Les charges familiales et d'éducation des descendants qui lui incombent en premier sont parmi les principales causes de son désistement, de son retrait. Or les lois et les acquis ne suffisent pas quand on n'œuvre pas à leur application et à leur promotion. La loi intégrale contre les violences physiques, sociales, économiques et politiques faites aux femmes, promulguée vendredi dernier par le président de la République, est une autre révolution législative pas seulement au profit de la femme mais pour toute la famille. C'est ce que les hommes, et même certaines femmes, récalcitrants, doivent comprendre pour que la loi soit bien respectée. Le tollé médiatique au nom des droits des femmes seules ne réussira pas à changer les mentalités. Comme le CSP, il ne protège pas seulement la femme mais davantage les enfants surtout mineurs et donc la stabilité des membres vulnérables de la famille. Malgré toutes les discriminations et les inégalités, qui ne seront pas totalement éradiquées, instinct de suprématie masculine oblige, la place de la femme est immuable, son rôle toujours agissant au sein de la famille comme dans la société et l'avenir se fera de plus en plus avec les femmes. A l'échelle des instances internationales, on incite de plus en plus les dirigeants des pays à ouvrir le chemin du pouvoir devant les femmes, sur la base de constats réels que partout où la femme a assumé une responsabilité elle a fait preuve de sérieux, de discipline et d'intégrité. Et à l'heure où la Tunisie a déclaré la guerre à la corruption et aux corrupteurs, il est temps de mettre les femmes qu'il faut aux postes qu'il faut pour mener à bien cette guerre. Ne dit-on pas que les temps changent et les gens aussi ?