Par Me Amor SAFRAOUI * Décidément le dérapage des instances constitutionnelles et des instances indépendantes et particulièrement des instances ayant pour mission de dire le droit et rendre justice est devenu coutume. Après la fameuse décision du président du Tribunal administratif, rendue suite à la requête d'un postulant au poste du premier président de la Cour d'appel de Tunis — décision qui a violé des principes élémentaires de droit voire des règles morales (voir notre commentaire paru au journal Assabah du 1er octobre 2017) —, l'instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des lois vient de rendre une décision encore plus aberrante, et ce, à l'occasion du recours pour inconstitutionnalité de la loi de réconciliation administrative, intenté par plus d'une trentaine des députés. Profitant du silence des textes en cas d'égalité des voix lors d'un vote, les membres de l'I.P.C.C. ont choisi la solution de la facilité : 3 voix pour et 3 voix contre relativement à la question de la constitutionnalité du projet de loi sur la de réconciliation administrative. Cette décision de l'I.P.C.C.L est une décision scélérate en ce sens qu'elle constitue à la fois un déni de justice et une désertion. C'est tout simplement honteux et scandaleux car au moment où le pays a le plus besoin de l'avis « éclairé » des spécialistes en la matière pour édifier l'Etat de droit, certains membres de l'I.P.C.C. préfèrent la fuite voire d'être complaisants et subir l'influence du politique au détriment de l'intérêt général. Cette attitude est d'autant plus grave que la question de la constitutionnalité de la loi de réconciliation administrative a été largement débattue et les avis ont été unanimes à considérer que cette loi est inconstitutionnelle et qu'elle fait double emploi avec le processus de la justice transitionnelle. C'est l'avis bien connu de la commission de Venise. Mais c'est également l'avis argumenté et écrit du président du centre international de la justice transitionnelle. Tous les deux ont tenu à préciser que pour qu'elle devienne compatible avec la Constitution, cette loi doit remplir les mêmes conditions prévues par la Loi organique 2013-53 du 24 décembre 2013, relative à l'instauration de la justice transitionnelle et à son organisation et essentiellement l'indépendance de l'instance chargée de la réconciliation administrative d'une part, l'aveu par l'auteur des violations des crimes qu'il a commis d'autre part, et enfin que l'auteur de violations demande pardon. Trois conditions donc indispensables pour arriver à la réconciliation. Rappelons également qu'un collectif d'associations et d'organisations de la société civile, connues pour leur compétence, leur neutralité dans la défense des libertés et des droits de l'Homme, ont exprimé à plusieurs reprises et pour les mêmes raisons leur opposition à la loi de réconciliation économique. Le mouvement «Manich Msémah» a également organisé des actions et des manifestations spectaculaires pour désavouer cette même loi. Le Conseil supérieur de la magistrature, organe ayant un statut constitutionnel, censé donner un avis préalable sur des projets de loi de cette nature (loi organique), vient de déclarer la loi de réconciliation administrative inconstitutionnelle. Il faut rappeler à cet effet que l'Assemblée des représentants du peuple n'a pas daigné attendre l'avis de ce conseil et a préféré voter à la sauvette cette fameuse loi lors d'une session extraordinaire. D'ailleurs l'I.P.C.C.L aurait bien pu s'appuyer sur ce vice de forme pour censurer la loi. Ainsi donc, tous les éléments concordent et convergent dans le même sens pour démontrer que la décision rendue par l'I.P.C.C.L sur la question de la constitutionnalité de la loi relative à la réconciliation administrative est une parodie de justice. Ce qui aura des incidences négatives tant sur le plan national que sur le plan international quant à la crédibilité des instances constitutionnelles et des instances indépendantes. L'élément confiance en souffrira... que faire donc ? Sommes-nous dans l'impasse ? A notre avis la balle est dans le camp de Monsieur le Président de la République. D'aucuns penseront qu'il s'empressera de signer ladite loi sans autre considération. Mais je ne pense pas que ce soit la solution la plus adéquate. En effet, le Président de la République est investi de la mission d'œuvrer pour le respect de la Constitution et sa suprématie. Il est d'autant plus dans l'obligation de le faire que la décision de l'IPCCL ne dit pas si la loi est conforme à la Constitution OU NON !. On est dans le doute total. Le Président de la République va-t-il se hasarder à promulguer une loi dont la constitutionnalité est restée douteuse ?! Juriste de surcroît, il saura que la meilleure solution consiste à renoncer à la signature de la loi et de la renvoyer devant l'ARP pour être discutée à nouveau. Est-ce trop demander ?. C'est peut être un peu difficile mais ce n'est pas impossible. Il suffit juste que le Président de la République dépasse son ego et agisse en véritable homme d'Etat. Je rappelle à cet effet, que du temps de Bourguiba, Monsieur Béji Caïed Essebsi a réagi publiquement et énergiquement, lors d'une séance de l'Assemblée du peuple, à l'accusation de Bourguiba qui lui reprochait de ne pas avoir remboursé un prêt. Je rappelle également qu'un véritable homme d'Etat est celui qui a l'audace de revenir sur une décision qu'il a prise ou sur un projet dont il était l'initiateur si cette décision ou ce projet ne répond pas aux attentes du peuple. Le Président Bourguiba l'a fait à double reprise. Une première fois quand il est revenu sur la politique de collectivisation initiée et instaurée par son ministre Ahmed Ben Salah, et une deuxième fois à l'occasion de l'augmentation du prix du pain. Je termine en rappelant que lors de l'investiture du Président de la pépublique Française, Monsieur Emmanuel Macron, le président du Conseil constitutionnel, Monsieur Lionel Jospin, emprunta une citation du célèbre écrivain Châteaubriand et s'adressa à Monsieur Macron en ces termes : «Pour être président de son pays, il faut être l'homme de son temps». Monsieur Béji Caïed Essebsi est-il l'homme de son temps ? A.S. *(Avocat à la Cour de cassation et président de la Coordination nationale indépendante pour la Justice transitionnelle)