Beaumarchais disait : «Le théâtre est un géant qui blesse à mort tout ce qu'il frappe !» Mais le théâtre, c'est aussi ce miroir qui réfléchit nos joies, nos peines, nos inquiétudes et nos vérités. Après le couple Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar, qui nous ont offert un Tsunami qui, à notre sens, n'a pas été ravageur, le Festival de Carthage nous proposait, mardi dernier, l'œuvre qui a fait couler beaucoup d'encre, celle d'un autre couple (Ezzeddine Gannoun-Leïla Toubel): Monstranum's. La fameuse «Révolution du Jasmin» est-elle devenue le terrain de prédilection d'auteurs et d'acteurs dirigés par ces rares metteurs en scène qui n'arrêtent pas de faire de la résistance et que le précédent régime tentait d'enchaîner? En tout cas, le retour du théâtre sur la scène de Carthage est perçu comme un point fort de la stratégie de Mourad Sakli. Et c'est tant mieux. Mais il va de soi que cette scène prestigieuse ne peut honorer que les œuvres d'auteur. Et Monstranum's (ou Ghilène) en est. Le théâtre de Gannoun est engagé, avec à son actif des pièces qui ont fait sa renommée, telles que The End, Otages, Nouassi ou Les feuilles mortes (Hob fil khrif) ; il est collé à la vie. Il est libre. Il est responsable. D'El Hamra... à Carthage Le théâtre «de poche» d'El Hamra dit «de tous les arts», 140 places, dirigé par Gannoun, a l'avantage de permettre de ficeler correctement, à force de répétitions, une pièce comme Monstranum's. Il en connaît chaque millimètre carré et les acteurs s'habituent à tous les coins et recoins de ce lieu aussi magique qu'intime. Mais sur cette impressionnante scène de Carthage, la question se posait de savoir comment le metteur en scène allait revoir sa pièce. Or, il nous est arrivé de constater combien Gannoun aime ces défis de jouer la même pièce dans des lieux aussi différents qu'inédits pour lui. Il n'est jamais prisonnier de l'espace. Ce fut notamment le cas pour Nouassi jouée dans un... parking de voitures ! Monstranum's est une pièce forte, au tempo rapide, aux répliques cousues main, où les tourbillons d'idées ne manquent pas. On est pris, par moments, dans un labyrinthe de mots, de situations, de reproches, de règlements de comptes, où les cinq personnages de la pièce lavent leur linge sale «en famille». La formidable caractéristique, ou trouvail artistique, est que les personnages se déplacent sur des sièges — roulants — de bureau. Pièce en mouvement donc, pour des acteurs athlétiques, bien entraînés, avec une mention spéciale pour leur aîné : Bahri Rahali. Ces personnages, Adel Mothéré qui a présenté le spectacle, précisa que «toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé n'est pas invraisemblable !» Du «linge sale» et des procès Le 14 janvier est un moment-clef de l'histoire de la Tunisie, de la pièce aussi. Le passé proche des uns et des autres, qui ont trempé dans le profit et les malversations avant la «révolution», est lourd. Ils se connaissent tous et n'hésitent pas à faire chacun le procès des autres. «On était un peuple sans identité, on est devenu le peuple élu d'Allah !», dit Gaetano (Bahri Rahali) moqueur, lui qui a déjà tourné sa veste et se retrouve au service des nouveaux dirigeants, «ceux-là... qui craignent la colère de Dieu» ! Une protagoniste lui réplique : «Tu servais de la Vodka, maintenant tu ne quittes plus la mosquée !!!». On fait le procès du journalisme (Bahram Aloui) : «Certains falsifiaient la vérité, d'autres l'embellissaient». Il évoque les 150 harragas disparus en mer : «Ils ont été tués par la misère avant d'être tués par la mer ; ils n'auront même pas la chance d'avoir une tombe !». «La Tunisie était inféconde pendant vingt-trois ans et lorsqu'elle a enfin accouché, elle donna naissance à un monstre !». Cyrine Gannoun, qui retrouve ses sensations de scène et le trac de l'artiste, crie : «Je veux aimer, aimer à n'en plus finir...» et se lance dans un tango mémorable avec Oussama Kochkar. Le couple sur ces sièges roulants nous offre un beau tango langoureux avec une superbe maîtrise de la respiration, puisque le discours continue. «Tout est hasard, la révolution tenait du hasard», dit-elle. «Non, la misère n'est pas un hasard !», rétorque-t-il. Rim Hamrouni, une chanteuse transformée en femme d'affaires, interprète un morceau et nous fait une démonstration après avoir été à La Mecque : elle ôte son foulard qu'elle jette à même le sol et dévoile, ainsi, un beau buste. Elle évoque la situation de la mère d'un martyr de la révolution qui n'a plus que ses yeux pour pleurer et à qui on a promis monts et merveilles mais qui attend toujours. Bahri Rahali (Gaetano) s'adresse à son siège auquel il tient très fort : «Ô ma chaise adorée, je t'aime tellement que je suis prêt à mettre mon honneur comme un paillasson devant les bureaux ; je préfère mourir que de te quitter ! Je t'aime plus que mes enfants, plus que mes tripes, plus que mon pays ! Depuis que je te connais, je me sens comme un géant et les gens comme des mouches ! Celui qui va prendre ma place est-il plus salaud que moi ! Plutôt mourir que de te lâcher !» La chute et l'hommage à Leïla Toubel Le groupe s'engage après dans une scène de repentir, chacun à sa façon en acceptant d'en verser le prix et finissent par crier : «Sanastamirr...» (nous allons continuer, ou nous ne baisserons pas les bras). Une note d'espoir commun mettant à terre les théories fanatiques de cet Islam politique qu'on veut nous imposer. Et, un verre à pied à la main, c'est la joie, la fête et...le feu d'artifice. C'est sur cette note d'optimisme que l'on voit apparaître Leïla Toubel, dans sa longue robe rouge, qui descend, le pas sûr et l'allure fière. Elle dit son célèbre texte : «La Tunisie des 14, 15, 16, 17, 18 janvier 2011 me manque ! Me manquent aussi le vieux qui a écrit sur son étalage : Mangez ! Celui qui n'a pas d'argent ne paie pas ; de même le boulanger qui distribuait le pain gratuitement ; et ces comités de quartier qui nous protégeaient ! Je languis la Tunisie qui a applaudi ses martyrs ; je languis la révolution ; je me languis moi-même !». Une apparition que Gannoun a voulue pour rendre hommage à sa comédienne (auteure, aussi) fétiche qui, malade, n' a pu jouer dans la pièce. Tout comme Jaïbi et Baccar, Gannoun et Toubel ne proposent pas de solution, sinon la résistance face au fanatisme et à l'extrémisme religieux. Et cette résistance consiste à ne pas céder à la peur et à continuer à vivre comme le veulent notre identité, notre spécificité tunisienne, notre tradition, notre éducation ouverte et tolérante. Ne pas céder à la peur et barrer la route dans l'unité et la non-violence aux ennemis de la liberté.