Wafa Ghorbel règle l'heure de ses protagonistes sur minuit tout au long de ce roman noir, dans le sens où elle ne leur laisse que de maigres perspectives, juste de quoi survivre au jour le jour au déchirement de la séparation multidimensionnelle entre deux êtres qui ont pourtant tissé entre eux des liens quasi cosmiques. Ils s'aiment passionnément. Elle le lui a écrit de mille manières dans Le jasmin noir. Il lui répond dans ce roman, pendant du premier, et formant tous deux un diptyque dans un genre de plus en plus rare ; la correspondance, où on confie aux missives les plus intimes de l'être, laissant le temps s'écouler pour maturer les choses. Mais ce n'est pas toujours aussi aisé à dire qu'à vivre. Le roman en argumente largement l'antithèse. Deux, trois, quatre Deux êtres dans deux pays différents ; un Parisien et une Tunisienne. Trois lettres qui s'efforcent de colmater des brèches malheureusement immenses. Quatre dimensions de séparation, en longueur, en largeur, en profondeur et, surtout, en temps de plus en plus difficile à soutenir. Naissent et enflent des obsessions, des démons internes, dans angoisses, des culpabilités... Comme nous tous, ils ne sont pas entièrement sains d'esprit. Les lettres évoquent des classifications cliniques qui sont autant de maux avec lesquels ils ne peuvent que se résigner à vivre et qui forment désormais une partie de leur personnalité et de leur caractère. D'ailleurs, pris de cette manière, et avec quelques affûtages de praticiens chevronnés, le récit pourrait ressembler aux drainages que l'on laisse couler sur les divans des psychanalystes. Ce n'est pas anodin, car ne dit-on pas qu'une psychanalyse est censée transformer toute une vie ? Seulement, on ne sait pas d'avance si ce sera en bien ou en mal, car cette révélation guidée du vrai être peut nous mener à des constats de soi allant de l'ange au démon. Comment alors envisager l'existence après cette dangereuse révélation du «moi» et, surtout, du «ça» ? C'est ainsi qu'entre le conscient et l'inconscient, nous comprenons ce que ces amours contrariées par les éloignements peuvent signifier pour leur équilibre ; là où le vide qui se crée et qui ne cesse d'enfler peut déboucher sur d'autres gouffres qui vont du désintérêt le plus trivial de la vie à des expressions bien plus radicales. «Pourquoi n'y a-t-il plus de midi ici ?» Comment alors s'étonner que, face au cœur qui se passionne, le corps ne fait plus que rejeter ? Ne reste alors que le noir balisé de dates et d'heures, ne soufflant un peu qu'au moment de la danse comme partie de soi-même, et les récits entrecroisés qui deviennent les mélodies de sa danse. Comme dans le monde de la peinture où le noir n'est pas une couleur, mais une valeur, leur monde commun prend valeur d'ombre absolue, assombrissant leur conscience. C'est minuit, nuit noire. Même la musique dont elle ne peut se passer pour danser est empruntée au tango comme identifiant du lien dans son essence la plus profonde, avec un texte choisi par lui et qui veut tout dire : «Pourquoi n'y a-t-il plus de midi ici ? Toujours minuit, où que l'on aille. A quoi bon faire la lumière, si, en fin de compte, Vivre ou mourir revient au même?» A elle, seule restera la danse. Quant à lui, seul l'esprit de la bien-aimée, comme une âme en peine, l'accompagne : «Ta présence envahit ma chambre et mon être. Je te vois vaciller, éthérée, comme les langues d'une flamme vermillon, déchaînée dans le vent, sur cet autre air lointain de tango nuevo». Le tango de la déesse des dunes, 284 p., mouture française Par Wafa Ghorbel Editions La Maison tunisienne du livre, 2017 Disponible à la librairie Al Kitab, Tunis.