Il entrait dans sa quatre vingt-seizième année et il était devenu ainsi le patriarche de Sidi Bou Saïd, le village haut perché, imprégné d'odeur de sainteté. Jellal Ben Abdallah est parti tout doucement, sans faire de bruit, le mois dernier. Ce mois de novembre dont on lit, sur les cartes du tarot, depuis le Moyen-Age, qu'il est celui de la mort. Il entrait dans sa quatre vingt-seizième année et il était devenu ainsi le patriarche de Sidi Bou Saïd, le village haut perché, imprégné d'odeur de sainteté. Celui des haltes des grands maîtres du soufisme, le grain d'un même chapelet, le maillon sacré de la chaîne depuis des lustres, village d'un blanc immaculé, promontoire de la Méditerranée où le golfe de Carthage a toujours su conserver le fil ténu et subtil des mythologies anciennes. Celles par exemple du dieu de la mer Neptune ou, mieux encore, Poséïdon, puisque l'on dit que Jellal Ben Abdallah avait aussi des origines grecques! Les nourritures médinesques A ce décor de sérénité et de spiritualité qui aura imprégné l'artiste et qu'il saura cristalliser en retour, avec quel talent ! il faut ajouter un autre décor. Celui, précisément, de la Médina de Tunis qui contenait déjà les éléments épars de son apprentissage et qu'avec la rencontre de ce promontoire regorgeant d'inspiration marine et autres, il allait les rassembler en un tout cohérent, dans sa peinture, comme des fenêtres ouvertes sur la Beauté de la nature et des êtres. La Médina de Tunis qui serait le «côté cour», celui qui définit ses origines, son viatique, son savoir-faire avant qu'il n'ait songé à résider dans ce village et, cela faisant, imbriquer ces deux décors (Jellal Ben Abdallah était un véritable metteur en scène), et qui l'un dans l'autre offraient une parfaite harmonie et dévoilaient le style du peintre reconnaissable à nul autre pareil, miniaturiste de l'infiniment petit à l'infiniment grand et «maniériste» à l'envi. C'est ça le «style jellalien» inspiré par ce «Tunès, burnous du Prophète» (Pierre Demoutier) avec sa Médina, ses souks bigarrés, les arts et traditions populaires, Dar El Monastiri où était passé son aîné de onze ans, Aly Ben Salem, répertoriant les objets de l'artisanat tunisien avec l'anthropologue Jacques Revaud, les palais et les demeures qui gardent encore leurs secrets. Et puis Sidi Bou Saïd «Le rêvoir de la Méditerranée» que l'artiste, ayant quitté «brusquement» le lycée Carnot, allait investir dès l'âge de 23 ans ! Dans son article paru en 1943 (in : Multiple Tunis), le docteur Salah-Eddine Tlatli ne disait-il pas à propos de ce «Mozart de la peinture» Ben Abdallah (c'était sa première exposition à la galerie Ars sous les Arcades de la Nationale) est plus qu'un espoir. Il confirme déjà. Il étonne comme miniaturiste. Les visiteurs avaient, en effet, découvert le «Retour du Pêcheur», ce «Neptune à la barbe émeraude, les yeux d'écume, le trident à la main». Nous verrons, dans un prochain article, ce qu'était durant ces années quarante et cinquante Sidi Bou Saïd, comment, progressivement, Jellal Ben Abdallah a reconstruit et sacralisé ce village haut perché. Il était, avec Armand Guibert, Aly Ben Salem, des artistes et des poètes venus de toutes parts, entouré d'un aréopage qui l'a cultivé, inspiré et propulsé à travers son talent, comme l'un des plus prestigieux peintres de l'Ecole de Tunis. (A suivre)