Vendredi dernier à El Teatro, les spectateurs nombreux ont assisté à la première de «Mankhalsouch», une pièce hilarante mise en scène de Mohamed Ali Galai d'après une adaptation de «Sotto Paga ! Non si paga» de l'Italien Dario Fo, prix Nobel de littérature en 1997. Cette farce sur fond tragique a réjoui l'assistance. Bien qu'elle soit écrite en 1970, elle reste d'actualité et colle bien à la situation tunisienne d'aujourd'hui. Au début de la pièce, cinq personnages sont sur une scène nue et regardent les prix des produits en faisant des mimiques indiquant leur désapprobation. Puis, changement de décor : une table et deux chaises, on se retrouve dans un modeste appartement. Deux femmes viennent juste de rentrer du supermarché, leurs mains chargées de paquets de provision qu'elles essaient de dissimuler parce que, cette fois, elles n'ont pas payé leurs courses. Mais, elles ne sont pas les seules. Une centaine d'autres femmes ont littéralement dévalisé le supermarché et sont parties sans payer. Pour ces femmes, il s'agit d'un acte de révolte pour protester contre la vie chère et le prix des denrées alimentaires de base qui ne cesse d'augmenter. L'une de ces deux femmes craint, toutefois, la réaction de son mari, un homme honnête, intègre et respectueux des lois et règlements et qui n'appréciera pas du tout les démarches de sa femme et de sa copine. Pour éviter la colère des maris, les deux femmes décident donc de cacher les nombreux sacs de marchandises volées. La copine emporte une partie de la marchandise chez elle, cachée sous son manteau en faisant semblant d'être enceinte. Mais le mari de la première femme, qui travaille justement avec le conjoint de la copine de sa femme, rentre chez lui et demande à son épouse de lui servir à manger. Cette dernière, qui a pris sur les rayons du supermarché pêle-mêle les produits, lui propose une boîte de conserve qui s'avère être un pâté pour chien. Entretemps apparaît la copine de sa femme et, à son grand étonnement, il apprend qu'elle est enceinte de cinq mois. La situation provoque une véritable cascade de quiproquos et de malentendus. Les femmes sont contraintes de mentir pour cacher leur forfait. Et voilà que la situation se complique lorsque la police, à la recherche des femmes qui ont volé le supermarché, se met à fouiller tout le quartier à la recherche des coupables. Le texte de « Mankhalsouch » est traduit en dialecte tunisien par Ghassen Hafsia qui a respecté l'esprit du texte initial. Hausse des prix qui conduit au pillage et au vandalisme, pauvreté de la classe moyenne sont des situations vécues par les Tunisiens et dont ils souffrent quotidiennement. Les personnages, bercés par les discours des politiques, croyaient en un monde nouveau, où ils vivraient dignement et dans le respect des règles. Mais aucune amélioration de leur condition de vie n'a été faite, alors craignant de disparaître, ils parent face à toute éventuelle complication. L'adaptation multiplie les allusions à l'actualité récente de notre pays y compris la destruction de certains immeubles de la Cité Romana. La pièce se termine d'ailleurs par l'évacuation par les forces de l'ordre des habitants. D'une simple farce banale, la pièce propose une critique à la fois perspicace et âpre, lucide et amère sur le vécu actuel avec notamment la hausse excessive des prix des produits qui appauvrissent les citoyens. Le tableau présenté est celui d'une Tunisie en pleine crise économique, sociale et politique. Le petit peuple démuni se trouve à la merci des gouvernants et des patrons d'entreprise affamés qui le dépouillent du mieux qu'ils peuvent. La scénographie permet aux comédiens de jouer sur le registre de l'hystérie comme le sont les situations développées dans la pièce. Les comédiens ont fait preuve de justesse et de cocasserie dans leur jeu. Sameh Toukabri, Dhouha Ouni, Talel Ayoub, Ammar Latif et Hamouda Ben Hassine ont réussi à restituer l'ambiance de cette farce à la fois grave et cocasse qui stimule le rire des spectateurs. Un mot sur l'auteur Dario Fo. Prix Nobel révolté, il a arpenté toute sa vie les estrades des usines pour diffuser aux ouvriers son théâtre si drôle, marqué par son engagement sociopolitique. Ni la censure ni ses divers procès avec l'Etat et le Vatican n'auront eu raison de son comique ravageur, de son insolence civique. Ses réquisitoires d'alors le plébisciteraient aujourd'hui comme meneur du Mouvement Des Indignés.