A l'heure des réseaux sociaux, l'éducation aux médias et à l'information (EMI) semble essentielle pour prémunir un public jeune contre le discours haineux, l'intox et les fake news. C'est sur ce thème qu'un débat a été organisé récemment par l'Association vigilance pour la démocratie et l'Etat civil L'Association vigilance pour la démocratie et l'Etat civil a tenu samedi dernier son mensuel Cercle de la liberté d'expression sur le thème : « L'Education aux médias : bonnes pratiques et amorce d'une expérience tunisienne ». Y ont pris part quatre experts dans cette discipline plutôt récente dans le monde et en Tunisie. Plus que jamais aujourd'hui, l'éducation aux médias et à l'information (EMI) semble essentielle, à l'heure des réseaux sociaux et plus globalement des offres numériques en tous genres qui peuvent être porteurs du meilleur — une démocratisation et un partage du savoir — mais aussi du pire en répandant à toute vitesse, et sans filtre aucun, de fausses informations, des discours haineux et de la propagande. Comment pousser les jeunes à profiter au maximum de ce contexte tunisien où la liberté d'expression est un atout majeur pour développer au mieux leur apprentissage numérique et diversifier leurs sources d'information ? Comment leur donner les instruments de décryptage de l'image et de ses multiples montages ? Comment leur apprendre à développer leur sens critique pour se prémunir des manipulations et des manipulateurs qui les visent particulièrement ? L'école tunisienne en manque de réformes de fond peut-elle être le réceptacle d'une éducation aux médias ? Et que peut faire la société civile, si dynamique en Tunisie, à ce niveau ? Telles ont été quelques-unes des interrogations sur lesquelles le Cercle de la liberté d'expression a focalisé son débat. Créer des synergies entre les acteurs de la société civile Expert de l'Unesco, basé au bureau régional de l'organisation onusienne à Rabat, Andrea Cairola, a précisé : « L'éducation aux médias n'est pas une science exacte. Elle est appelée à être régulièrement mise à jour ». Il a présenté la stratégie de l'Unesco en matière d'EMI. Cette stratégie consiste à adopter un concept composite avec la fusion de l'éducation aux médias et l'éducation à l'information. « De cette fusion sont recherchés et attendus un ensemble de compétences — savoir, capacités et attitudes — nécessaires à la vie et au travail de notre époque », a ajouté Andrea Cairola. Par ailleurs, a relevé l'intervenant, l'Unesco a organisé plusieurs rencontres internationales pour promouvoir l'EMI. De ces rencontres sont nés des réseaux associatifs, dont l'Alliance mondiale pour le partenariat sur l'EMI, qui réunit plus de 600 organisations adhérentes en 2017. Créer des synergies y compris avec les Etats, et faire des plaidoyers pour les pousser à élaborer des politiques éducatives nationales en faveur de l'éducation aux médias, c'est ce qui semble guider l'engagement de l'Unesco sur l'EMI. Une vingtaine d'associations s'intéressent en Tunisie à l'éducation aux médias et à l'information. Trente actions sont actuellement engagées en faveur de l'EMI. Ces indicateurs ont été relevés par Moussa Sawadogou, consultant à l'Unesco et auteur d'un mapping des associations et des acteurs qui s'activent en Tunisie sur l'EMI. Des obstacles d'ordre pédagogique, culturel et matériel Le Centre Cawtar pour la femme arabe est le premier à avoir travaillé sur l'EMI depuis l'année 2003. Pour l'expert, l'EMI en Tunisie n'a pas encore trouvé la bonne méthodologie de transmission : « Elle reste encore caractérisée par l'approche complémentaire qui consiste à offrir aux jeunes intéressés la possibilité de s'initier, dans le cadre des maisons de jeunes ou d'activités culturelles optionnelles, à la découverte et à la pratique des médias. L'application de cette approche reste limitée à une minorité d'élèves et de jeunes ». S'y additionnent, selon le chercheur, des obstacles d'ordre pédagogique, culturel et matériel qui donnent lieu à une mosaïque de projets disparates, exécutés par une série d'ONG nationales et étrangères qui n'ont pas toujours les mêmes valeurs. D'autre part, les deux ministères impliqués dans l'éducation aux médias, à savoir le ministère de l'Education nationale et celui de la Jeunesse ne coordonnent nullement leurs actions. « La problématique de l'EMI en Tunisie demande donc à être revue pour une meilleure pédagogie structurée, une plus grande concertation entre porteurs de projets et un système éducatif national qui accorde à l'EMI toute sa place dans la lutte pour les Objectifs de développement durables. Les projets déjà en cours dans le pays en la matière offrent des exemples de bonnes pratiques et une bonne base pour cette structuration », préconise Moussa Sawadogou. « L'EMI peut sauver l'école tunisienne » Mouna Trabelsi, présidente de l'Association médias alternatifs, a présenté l'expérience de son association sur ce sujet. Depuis 2013, Médias alternatifs forme des éducateurs dans l'EMI. L'Association vient de finir une formation d'encadreurs dans ce domaine visant les jeunes de 15 à 19 ans vivant à Tozeur et à Kebili. Parmi ses projets également, la mise en ligne prochaine d'un manuel sur cette discipline, qui va aider enseignants et lycéens à décrypter l'univers numérique avec un regard critique et à acquérir des compétences pour utiliser à bon escient les réseaux sociaux. Mouna Trabelsi a par ailleurs fait remarquer que toutes les régions de Tunisie ne bénéficient pas de ces possibilités, notamment celles enclavées. Mounir Azouzi est professeur d'éducation civique dans un lycée de Tunis. Il a relaté son expérience avec l'EMI, une discipline qui le passionne au point de le pousser à apprendre les diverses techniques numériques et audiovisuelles pour pouvoir les transmettre à ses élèves. « C'est l'éducation aux médias qui peut, en développant des contenus attractifs, sauver l'école tunisienne et initier les élèves aux questions de la citoyenneté, de l'écologie et de la diversité culturelle encore déficitaires aujourd'hui chez les jeunes », explique l'enseignant. Parce que à défaut de réformes du système scolaire, les programmes officiels réservent très peu de temps à cette matière, Mounir Azouzi forme ses élèves dans le cadre de clubs scolaires. Pour lui, l'EMI apparaît comme un outil puissant pour pallier le fossé entre ce que les jeunes apprennent à l'école, dans l'entourage immédiat, et dans les médias et les réseaux sociaux. Si une dynamique autour de l'EMI en Tunisie s'est créée ces dernières années, une évaluation de l'impact de toutes ces actions sur le public cible n'a pas encore été élaborée. Ce public est-il, par exemple, plus vigilant grâce à ces programmes à l'embrigadement jihadiste, qui investit la Toile, aux contenus complotistes, haineux ou à la cyber intimidation ? Ces questions semblent d'une grande acuité en ces temps d'un monde médiatique sans frontières. Qu'est-ce que l'éducation aux médias ? Notion apparue dans les années 70, mais sur laquelle on a commencé à travailler sérieusement depuis 2003, le champ de l'éducation aux médias et à l'information (EMI) est très large. Il englobe le développement des médias communautaires, d'actions utilisant les médias pour sensibiliser à la liberté d'expression, aux valeurs de la démocratie et des droits humains. Cette discipline intègre des projets pour promouvoir des images plus objectives et plurielles de la société et notamment de la jeunesse. Et enfin, des actions visant à développer les compétences numériques des jeunes pour leur permettre d'acquérir une plus grande vigilance face à la prolifération des fake news (fausses nouvelles), de la manipulation en tous genres et autres discours haineux et alternatifs. La finalité de l'éducation aux médias et à l'information consiste à familiariser les citoyens et notamment les jeunes avec l'environnement des médias pour permettre un comportement responsable, critique et citoyen respectueux des valeurs de liberté d'expression face à l'information. Selon la définition de l'Unesco, l'EMI inclut un ensemble de compétences pour rechercher des informations, d'en évaluer le contenu avec un esprit critique et de prendre des décisions raisonnées basées sur la bonne compréhension et la bonne gestion de ses droits en ligne, la lutte contre l'incitation à la haine en ligne et la cyber-intimidation, la bonne maîtrise des questions d'éthique en communication et l'engagement à promouvoir l'esprit de la paix. En 2003, l'Unesco va, à partir de la conférence internationale de Prague, faire évoluer le débat pour, en plus de la maîtrise des médias, introduire la question de l'éducation à l'information (Information Literacy) et la définir comme une clé pour le développement social, culturel et économique des pays, des institutions et des individus du XXIe siècle. O.B.