Le secteur de l'or est en train de péricliter. Son état de léthargie date depuis plus d'une décennie. Mais après la Révolution du 14 janvier 2011, la situation n'a cessé d'empirer. Actuellement un lobby de commerçants, de bijoutiers et de hauts fonctionnaires de l'Etat trame un projet de loi qui vise à libéraliser le commerce de l'or. Un pas vers la ruine d'un secteur, jadis emblématique, de l'artisanat tunisien. Tout au long de la ruelle principale des Souks à la Médina de Tunis, de petites boutiques de bijoux s'alignent pour aboutir, là-haut à La Kasbah, à l'historique marché des bijoux en or de la capitale dénommé la Berka. A l'entrée de l'une de ces boutiques, un vendeur guette les passagers, notamment la gent féminine et les appelle ouvertement en leur demandant s'ils «souhaiteraient vendre des bijoux en or» qu'il achète à bas prix parce que usagés. Une pratique, un rituel qui est devenu monnaie courante après la révolution et auquel de petits collecteurs d'or s'adonnent sans ambages au souk, là où une grande part du trafic des bijoux en or, surtout usagés, a lieu. Un important trafic d'or Le commerce de l'or est désormais le secteur le plus vulnérable représentant le plus de menaces en matière de blanchiment d'argent. Selon le rapport publié en 2017 par la Commission tunisienne des analyses financières (Ctaf), une quantité d'or, estimée à environ 19 tonnes, a circulé dans le circuit de la contrebande entre 2012 et 2014. Une enquête publiée par le journal français Nice Matin le 6 février 2013 a dévoilé la présence d'un circuit de trafic de lingots d'or exfiltrés illégalement de la Tunisie et transités vers la France à travers quatre aéroports, à savoir Nice, Orly, Marseille et Roissy, durant la période qui s'est étalée du 14 janvier 2011 à avril 2012. L'enquête précise que malgré la communication de l'information auprès de la direction de la douane française, aucune intervention n'a eu lieu de la part des autorités françaises. Depuis la révolution et jusqu'au début de l'année 2017, environ une tonne et demie d'or a été saisie par les unités spécialisées de la douane. Une goutte dans un océan. Il faudrait alors imaginer la quantité non saisie qui a pu s'infiltrer à travers les frontières tuniso-libyennes. Dans la plupart des opérations de descentes et de patrouilles, l'or a été trouvé sous forme de lingots et a été caché dans les véhicules qui les transportent du Sud tunisien vers la capitale ou dans un parcours inverse du circuit. L'année 2017 a connu un rythme soutenu des opérations de saisie d'or transité en contrebande. En avril, 4 kg d'or ont été saisis à Ras Jedir, en mai 17 kg de métal jaune en possession d'un ressortissant libyen ont été saisis par les forces de la douane, en juin 14 kg d'or ont été saisis à Gabès. Le conducteur qui transportait les lingots à bord de son camion projetait de les transférer vers la Libye. En juillet 2017, environ 2 kg d'or saisis, en septembre 12 kg perquisitionnés sur la route reliant Gafsa et Sfax, en novembre plus de 2 kg de métal précieux ont été saisis. Soit un total de 51 kg d'or saisis. En 2018, les quantités d'or qui ont été saisies, durant les trois premiers mois, sont encore plus importantes. La Tunisie est désormais une plaque tournante du trafic d'or en Méditerranée. Un maillon fort du réseau de trafic qui relie la Turquie, l'Italie et la Libye. C'est la loi qui régit le secteur des métaux précieux qui est accusée d'être à l'origine du déclin du secteur. Vidée de toutes dispositions réglementaires qui puissent protéger le secteur de la corruption et de la contrebande, elle pourrait grandement contribuer à la banqueroute imminente du commerce des bijoux tunisiens. Un secteur qui, délaissé aux mains des trafiquants et des gros poissons de la contrebande, est devenu complètement gangréné. Nacer Dridi, membre du bureau exécutif de la centrale patronale (Utica), a affirmé la circulation de 6 tonnes d'or dans le marché de l'orfèvrerie, sans aucun contrôle. Des poinçons de conformité de l'Etat contrefaits ont été utilisés par des bijoutiers, pour attester faussement le titrage de bijoux fabriqués en or cassé. Un lobby s'empare du secteur Le 8 janvier de l'année en cours, Sami Zoubeïdi, directeur général des impôts au ministère des Finances, a été arrêté pour soupçon de corruption. Une source proche de cette affaire a affirmé que l'arrestation a eu lieu pour soupçon d'implication dans des affaires de blanchiment d'argent en rapport avec des descentes effectuées à Souk El Birka qui ont eu lieu au début du mois de décembre de l'année écoulée. Le 5 décembre 2017, les unités spécialisées de la douane ont saisi, à la Berka, deux valises remplies de bijoux en or ainsi que des poinçons de conformité contrefaits. Le lendemain 6 décembre 2017, les unités spécialisées de la douane ont refait une deuxième descente, qui a abouti à la saisie de 6 kg de bijoux en or suspectés d'être non conformes aux normes du titrage de l'or, outre la saisie provisoire de 41 kg d'or dans six boutiques de joaillerie pour examen. Selon des sources proches de cette affaire, le directeur a été arrêté suite à une transgression de la loi n°17-2005, qui stipule la levée au procureur de la République, le procès-verbal rédigé, à l'encontre de certains bijoutiers de la Berka, suite à l'examen de la quantité d'or saisie et des poinçons perquisitionnés. Le procès mentionne une provenance inconnue de l'or saisi et la contrefaçon des poinçons. Sous l'influence d'un lobby réunissant de grosses pointures et des notables artisans dans le secteur de l'orfèvrerie, des cadres relevant d'institutions officielles, qui seraient désormais complices, dans cette affaire, ont décidé de ne pas communiquer le procès-verbal à la justice, et ce, en attendant l'adoption d'une nouvelle loi qui libéralisera le secteur et fera place à celle en vigueur. Le suspect a été libéré provisoirement le 17 janvier 2018. Suite à la descente spectaculaire des agents de contrôle douanier, les commerçants bijoutiers et les maîtres artisans se sont indignés contre « la violence» des autorités et ont dénoncé la façon avec laquelle ont été interceptés les commerçants d'El Berka. Ils ont mené une grève en guise de contestation et de grogne. Ils ont réitéré alors leur appel à la «libéralisation» du secteur. Pour eux, il s'agit d'une réforme qui vise à booster leur activité. Le projet de libéralisation du secteur date désormais de la période d'avant-la révolution. Parmi les revendications du corps de métier, la collecte et l'achat de l'or destiné à la casse revêtent une importance cruciale, puisque cela représente une deuxième source de matière première, outre l'or fin procuré par la Banque centrale de Tunisie (BCT). L'or cassé à l'origine du mal ? Avant la révolution, et selon les exigences de l'actuelle loi régissant le secteur, la collecte et la refonte de l'or cassé non poinçonné tunisien, sont strictement interdites. Ce qui n'a pas empêché, tout de même, le commerce illégal et le trafic de l'or non poinçonné tunisien. Avant la révolution, 1 tonne et demie d'or porteur de poinçon de conformité est collectée annuellement pour être destinée à la casse. Après la révolution, la quantité de l'or cassé porteur du poinçon de l'Etat, collectée et déclarée auprès de la direction des impôts, a drastiquement diminué. Un décret-loi qui date du 22 octobre 2011 a désormais ouvert la voie au commerce de l'or cassé non poinçonné. «Cela a permis d'introduire plus de 30% de l'or circulant en contrebande dans le circuit officiel et légal du secteur et a permis aux bijoutiers de booster leurs ventes», se défend l'un des lamines de Souk El Berka, l'agent relevant du ministère des Finances, le seul habilité à contrôler et à veiller à la conformité des bijoux fabriqués en or. «avec le nouveau décret promulgué, au début de cette année 2018, la collecte et la refonte de l'or cassé non poinçonné sont de nouveau interdites. De telles décisions ne font que renforcer le trafic illicite», ajoute-t-il. Circuit de l'or cassé Les collecteurs de l'or se livrent sans ambages à l'achat illicite et non réglementaire, sans inscrire la quantité d'or acheté, ni sa provenance. Le lamine de la Berka dévoile ouvertement «la haute imposition et taxation dans le secteur de l'or qui pousse les collecteurs vers le commerce illicite». Les propositions du corps de métier du secteur des métaux précieux vont au-delà de s'ouvrir au commerce de l'or non poinçonné. Il appelle à la suppression du poinçon de conformité de l'Etat, à casser le monopole de la BCT en matière d'import de l'or et également à casser le monopole du laboratoire des analyses et d'essai, seul et unique organe officiel habilité pour la refonte de l' or destiné à la casse. Interdire aux agents de contrôle relevant du ministère des Finances d'effectuer des descentes de contrôle au sein des bijouteries est également au menu des propositions prônées par le corps de métier. Des mesures que les commerçants orfèvres estiment adéquates pour la relance du secteur, mais dont les aboutissements sont, le moins qu'on puisse dire, incertains.