Pour cette 54e édition du Festival international de Carthage, nous avons droit au Jaziri père et fils. Dimanche dernier, c'était le tour du fils, Ali Jaziri, avec son groupe de rock «Hemlyn». Le théâtre romain de Carthage était loin d'être plein comme un œuf. Une heure avant le début du concert, les présents se comptaient sur les doigts. Après, le cercle s'est élargi pour former un petit auditoire composé d'un petit «club de fans», de quelques amis, des agents de la protection civile et des forces de l'ordre et une poignée de journalistes. Un fiasco public et, du coup, financier notoire, le deuxième de cette édition, mais sans surprise aucune. Qui aurait cru qu'un artiste dont le parcours se limite à des représentations dans les lounges branchés de la Capitale, un « artiste du jeudi soir » (ou du mardi soir, tout dépend), se verrait propulsé d'un coup sur la scène du prestigieux Festival international de Carthage ? Personne. Mais Mokhtar Rassaâ l'a fait quand même. Ali Jaziri s'est vu offrir sur un plateau une soirée dédiée parce qu'il est le fils du grand Fadhel Jaziri. Le mérite n'y est malheureusement pas pour beaucoup bien que son effort soit, sans doute, à saluer. Vouloir mettre son enfant au-devant de la scène, lui donner un «coup de pouce», est tout à fait légitime pour un père, nous le comprenons très bien (d'ailleurs F. Jaziri l'a toujours fait). Tout le monde le sait, c'est tout à fait humain. Ne nous cachons pas la face. Qu'un jeune artiste veuille frôler l'une des plus grandes scènes qui a vu se produire les plus grands artistes, nous le comprenons très bien, aussi. Mais qu'un directeur de festival cède aux caprices de l'un et de l'autre, nous ne pouvons pas le concevoir. C'est tout simplement inadmissible, tant que le cachet est payé par le contribuable, tant qu'il y a une responsabilité éthique, tant que l'image et la crédibilité d'un festival tel que celui de Carthage, sont en jeu. Être le fils de Fadhel Jaziri est-il devenu un passe-droit ? Le groupe «Hemlyn» s'est-il produit (ou «erré», comme son nom l'indique) dans les festivals de l'intérieur du pays ? S'est-il frotté aux petits publics et asseoir crescendo une notoriété pour enfin se lancer dans un grand spectacle spécial Carthage ? Non, il n'en est rien ! À son actif, un concert de clôture pour la dernière édition du festival de la Médina, loin d'être une réussite (une grande partie de l'auditoire a quitté les lieux avant la fin de la prestation). Ce groupe n'a vraiment pas su choisir la bonne transition ! Par contre, et il faut le dire, ses participations dans El Hadhra, avec Fadhel Jaziri, étaient des plus heureuses ! Du potentiel, mais... Revenons-en au concert. «Hemlyn», qui se définit non sans un brin de prétention et condescendance comme «le groupe de rock tribal du moment», propose de la pop/rock métissée avec la musique populaire tunisienne. Luth, guitares, chqacheq, basse, violoncelle, percussions se croisent sans fausses notes. Une sauce prometteuse. L'intro, une sorte de « tafzi » et de « tarhib » à l'occidentale, qui n'est pas sans nous rappeler Nouba, a donné le la. Quatorze titres ont ensuite été présentés, dont quatre du patrimoine musical soufi et profane local (Bjeh allah, Ena lemdallel, Lemta narja fik et Fares Baghded). Les artistes nous ont fait plonger dans une atmosphère très sombre, des sonorités lourdes appuyées par la guitare et la batterie, fidèle à un certain esprit métal. Le nombre important de percussions, entre bendirs, darbouka et tbal a donné du peps à la prestation et sauvé la donne. Si les paroles peuvent ressembler à leur auteur, Ghassen Amami, ancien activiste de l'Union générale des étudiants de Tunisie (Uget) à l'Institut supérieur des Beaux-arts de Tunis au début des années 2000 (activisme que nous nous passerons de juger, ce n'est pas notre propos ici), elles sont loin d'être à l'image de leur interprète Ali Jaziri. Nous avons du mal à le voir et à l'entendre chanter, lui, «jeune, beau et riche», ayant évolué dans les petits empires Jaziri et Ben Ammar, entre Paris, La Marsa et les USA, la misère du peuple, des agriculteurs, des rêves inaccomplis.... Dès lors, un problème de crédibilité se pose sérieusement. Il ne fait aucun doute, Ali Jaziri a du potentiel, du talent. Nous l'avons découvert dans Ezzaza, en 2005, puis dans El Hadhra dans ses versions plus récentes. Son charisme, sa verve, le timbre de sa voix très rocky et si spécial ne peuvent laisser personne indifférent ! Ses interprétations (une ou deux chansons par spectacle) étaient quasiment monumentales ! Il a la trempe d'un artiste qui pourrait aller loin surtout qu'il est entouré de jeunes musiciens doués et passionnés, surtout qu'il a une belle assise culturelle. Toutefois, Ali Jaziri doit couper ce cordon ombilical qui l'empêche de voler de ses propres ailes, se frayer son propre chemin, concocter ses propres recettes musicales, avoir une identité et une personnalité bien trempées qui s'écartent de celles de Fadhel Jaziri, un artiste hors pair au parcours sans équivalent en Tunisie, et des moules de ses œuvres. Une opération très difficile, certes, mais essentielle et qui n'est pas impossible avec une bonne dose de volonté et d'exercice. Pour conclure, Mokhtar Rassaâ et Fadhel Jaziri n'ont pas vraiment rendu service à Ali Jaziri en le jetant en pâture à Carthage. Ce dernier aurait dû roder davantage son spectacle et monter sur la prestigieuse scène de Carthage l'année prochaine. Là, nous pourrions peut-être parler de consécration, à l'instar du groupe Myrath. À notre sens, Ali Jaziri doit avoir les mêmes chances, de la même manière que beaucoup d'autres jeunes artistes de sa génération moins «bien nés». Et l'Etat, garant de l'égalité des chances, sera là pour l'encourager. Cette année, ce n'était ni le bon moment ni le bon lieu...