Enfin le chemin est ouvert ! L'annonce par le Président de la République, Béji Caïd Essebsi, d'un projet de loi stipulant l'égalité successorale entre les sexes a ouvert un nouveau chemin. Mais ce chemin risque d'être long. C'est qu'on touche à un point particulièrement sensible chez les hommes : la suprématie financière que leur confère leur genre. Si on insiste, arguant du nécessaire ajustement de la lecture coranique en fonction des époques, ils brandissent le livre affirmant avec violence qu'il n'est qu'une seule lecture possible, celle qui, selon eux, prévaut depuis toujours : sur les plateaux d'une balance, l'homme pèse deux fois la femme. En définitive, ce n'est qu'une vulgaire question d'autorité morale, confirmée par l'argent. Lancer un projet de loi sur l'égalité devant l'héritage, le soumettre à l'Assemblée, confère au changement une dimension de réalité. Même dénigré, voire rejeté, il existe désormais de plein droit dans le paysage mental de la société. Le changement des mentalités est infiniment lent et complexe. C'est une cuisson à petit feu, dans les consciences individuelles, s'adaptant au gré des « bagages » respectifs de chacun : tantôt refoulé par une mentalité rigoriste, tantôt largement accueilli par une conscience aux valeurs différentes. Même si la loi ne passe pas, tout ce branle-bas au sujet des libertés ne s'effacera pas des consciences, tel un chemin entrouvert. Or les chemins entrouverts appellent les êtres, et tôt ou tard le sujet sera repris par d'autres. Comparer la promulgation du CSP avec le projet de loi sur l'égalité successorale entre les sexes, est périlleux. La société tunisienne de 2018, bouillonnante, revendicatrice, souvent éduquée, éclatée en une infinité de microcosmes, est difficilement comparable à celle de 1956 , société inculte, à forte dominante patriarcale et tribale, société heureuse du départ des colons français, et qui vouait à son président une affection et une obéissance sans égales. Il a fallu tout le prestige et le charisme de Bourguiba pour imposer cette loi. Ainsi, lorsqu'on tente une comparaison entre le Code du statut personnel de 1956 et le projet de loi sur l'héritage de 2018, quelques points communs et bien des divergences apparaissent. Dans les deux cas, la décision (en l'occurrence le projet de loi) a été imposée à la société, mais il est un fait que le culte qu'on vouait au Bourguiba de 1956, n'a rien à voir avec l'attitude des Tunisiens d'aujourd'hui à l'égard de BCE. Autre point commun : la réaction des imams de la Zitouna, celle des partis islamistes (Nahdha comprise) a été, dans les deux cas, un rejet au nom des préceptes inviolables, dictés par le Coran. Dans les deux cas, la loi bute sur une mentalité patriarcale, archétype universel, toujours présent. Toutefois, en 2018, cette mentalité a beaucoup perdu de son acuité et de son caractère décisionnel. Désormais, la « loi du père »ne pèse plus seule dans la balance. Face au géniteur ou au frère autoritaire se dresse désormais une fille ou une sœur, éduquée, possédant un degré d'autonomie variable, mais ayant son mot à dire quant à son propre avenir. Difficile de choisir pour elle les grandes orientations de son existence. Le projet de loi sur l'égalité dans l'héritage ne semble pas avoir intéressé les partis politiques à l'exception d'Ennahdha qui a publiquement déclaré son opposition au projet. Face à elle, virevolte une kyrielle de partis dits modernistes. Nida est trop occupé à se replâtrer et à rassembler des troupes allant dans tous les sens. Quant aux autres partis, en dehors de Jabha, ils n'ont pas trouvé le temps, ou pas jugé utile de rendre publique leur position sur le sujet. Ces partis sont les mêmes qui voteront à l'ARP pour ou contre le projet de loi. Si Ennahdha maintient sa position, elle risque de ne trouver en face qu'une myriade de petits partis qui peineront à offrir un front commun suffisant pour que le « oui » l'emporte et que le projet de loi passe. Mais, Ennahdha peut aussi changer d'avis. Tout dépend du marché qu'elle pourrait passer avec le pouvoir, des intérêts qu'elle pourrait récolter. En politique on n'a pas d'amis, ni de valeurs, rien que des intérêts à préserver et faire fructifier. Quant à l'argument religieux, il représente un prétexte en or pour éloigner les projets de loi imprudents d'une chasse gardée par les hommes depuis des millénaires. De plus, l'argument religieux est brandi par des personnes n'ayant pas lu le Colibe ; celui-ci garantit une succession inégale (deux parts pour l'homme, contre une pour la femme) si le père ou le mari en expriment le souhait. Ainsi, entre 1957 et 2018, l'équilibre des forces n'est plus le même. En 1957, les Tunisiens, imams ou citoyens conformistes, ont trouvé devant eux un Bourguiba tout-puissant, ayant imposé le CSP à des députés obéissants. Aujourd'hui, les mêmes adversaires du projet de loi trouveront devant eux des partis divisés par leurs querelles internes, ce qui risque fort de faire capoter le projet de loi. Mais il est une donne dont nous devons tenir compte aujourd'hui : il s'agit des femmes elles-mêmes. L'ampleur de la manifestation pour les libertés, tenue lundi 13 août indique que les femmes sont désormais prêtes à lutter pour leurs droits. Si elles étaient plusieurs milliers lundi soir, on pourrait espérer qu'un plus grand nombre descendra dans la rue, si le projet de loi sur l'égalité successorale ne passe pas à l'ARP. C'est cette force, et non pas les partis, qui peut faire pencher la balance en faveur du projet. Il y a aussi le temps. Lorsqu'on compare deux dates : 1918 où les épouses récalcitrantes étaient parquées à « Dar Jouad », et 2018 où des femmes libres scandent par milliers leur droit à un héritage égal, on réalise qu'en l'espace d'un siècle, soit deux générations, les femmes ont parcouru un long chemin. Dans leur quête de liberté, les femmes devront compter avec le temps. Sans doute, faudra-t-il une génération pour que les libertés soient intégrées dans le champ juridique et dans les mentalités. Mais, le fait que le concept même d'égalité face à l'héritage ait envahi le champ public, qu'il soit devenu objet de débats, constitue en soi une avancée remarquable et indique que plus rien (ou presque) n'est intouchable. Qui aurait cru que la polygamie disparaîtrait un jour ? Il en sera de même pour l'égalité des sexes devant l'héritage. Le chemin pour l'atteindre est désormais ouvert, engageons-nous !