Par Khalil ZAMITI Obnubilé par les couples d'opposition, haut-bas, temps-espace, droite-gauche, ciel-terre, ange-démon, femme-homme, légal-illégal, vrai-faux, juste-injuste, chaud-froid, Claude Lévi Strauss, le chef du structuralisme en matière de savoir anthropologique, publiait un ouvrage titré : «Le cru et le cuit». Moins spéculatif, Georges Gurvitch l'assomme par cette cuite : «Dans le cru et le cuit, tout est cru». Vlan ! Gurvitch remet en cause le structuralisme, tout entier inapte à la compréhension et à l'explication de la dynamique historique. Quelle relation pourraient entretenir ces prises de position avec nos préoccupations ? Pour commémorer le bicentenaire de la naissance de Karl Marx, le Front populaire vient d'organiser une rencontre, étalée sur trois journées, à l'hôtel Le Belvédère. Au seuil de la salle, Hichem Skih, figure emblématique du communisme à la tunisienne, balaye la salle du regard et, à côté de moi, non affilié au Front, il vient s'asseoir. Salutations chaleureuses entre anciens du Cérès au temps où Garmadi écrivait : «Avec ou sans président on vit». Or, des années 60 à nos jours, Hamma Hammami et ses militants représentent les inacceptables gauchistes, aux yeux des communistes, à l'instant même où ceux-ci donnent à voir ceux-là pour les inadmissibles révisionnistes. Pourtant, ces deux clans, couple d'opposition, tirent à boulets rouges sur l'Etat, ce «plus froid des monstres froids». Par-delà les grands principes, la discorde portait sur le monopole de l'opposition aux tenants de l'autorité. Une homologie structurale unit ce conflit doctrinal au duo infernal chiites-sunnites. Ces deux groupes, à distance, guerroient l'un contre l'autre pour le plus grand bonheur de l'ingérence impérialiste, et pourtant, ils se disent mahométans. Tout cela, pour les psychanalystes impénitents, passe bien vite à la façon de l'ombre et du vent. Le seul couple d'opposition catégorique, fondateur de tous les autres, serait le binôme tragique Eros-Thanatos. Aucun ressort ne surplombe l'énigme de la vie et de la mort. Avec ce couple, cher à Heidegger, la philosophie, aussi, a partie liée avec les champs psychanalytique et sociologique. Chacune de ces disciplines, parfois rivales, éclaire un aspect d'une même réalité, celle de l'homme total, produit et producteur de la société globale. Certes, pour Lacan, «la psychanalyse c'est de la fantaisie». En dépit de sa boutade, le gourou contribua au savoir freudien par le «stade du miroir», moment où, dès le jeune âge, l'enfant prend conscience de son être au monde, à titre personnel, par l'entremise de l'image. Mais le génial vétéran de l'inconscient pointait, avec sa formulation désabusée, vers la prétention, intenable, de chercher à connaître l'inconnaissable. De même, dans les années trente, Heidegger déclarait la philosophie morte et enterrée. Cependant, par-delà ces pérégrinations, philosophes, sociologues et psychanalystes avancent, encore, main dans la main, contre l'ouragan alimenté par l'économie de marché où l'absence de la demande finit par sabrer l'offre. A quoi servirait de former des chômeurs de longue durée ? Le marasme traversé aujourd'hui par l'Institut de sociologie Ibn Charaf paraît convoler en justes noces avec «l'inutilité». Bourdieu disait : «Il n'y a pas de demande sociale pour la sociologie». Cependant, il n'avait qu'à moitié raison car, même bien ficelés, au plan technique, les programmes d'action économique boitent quand manque l'apport sociologique. Mais outre ce côté pragmatique, somme toute banal, certaines expériences personnelles orientent l'investigation vers la conclusion cruciale. Je me croyais devenu tout à fait athée mais, après l'accident violent, qui me plonge dans un coma profond, mon corps délibère en lieu et place de ma conscience claire : Allah, Allah, Allah… Dans ces conditions, rien ne représente mieux les rapports construits entre la psychanalyse et la sociologie que deux cercles sécants. Chacune de ces disciplines prospecte un champ spécifique et la partie commune symbolise les effets de la socialisation sur les tréfonds les plus obscurs du psychique. J'irai, donc, aux enfers quand mon inconscient ira au Paradis. Dieu saura séparer le bon grain de l'ivraie. Voilà pourquoi, dans la joute politico-idéologique, il revient aux libres penseurs de, sans cesse, démystifier les manipulateurs du sacré, mais, avec lui, on ne badine pas car la psychanalyse prospecte un domaine où, par définition de son objet, la sociologie ne saurait aller.