Tahar Cheriaâ, cinéaste-pionnier et figure phare du cinéma du tiers monde, celui qui a marqué le cinéma tunisien, arabe et africain de son empreinte indélébile, n'est plus. Il nous a quittés, hier, à l'âge de 83 ans, quelques jours seulement après la clôture de la 23e édition des JCC. Ces journées cinématographiques de Carthage, qu'il a fondées il y a 44 ans. Signe du destin, le père fondateur de ce premier festival panafricain et panarabe a comme fait ses adieux aux nombreux professionnels et invités arabes et africains, tous des amis, en fait, venus nombreux assister à l'hommage qui lui a été rendu lors d'une «séance spéciale» au Théâtre municipal de Tunis. Du haut de la scène de la bonbonnière, assis sur son fauteuil roulant, certes affaibli par la maladie, mais toujours passionné de cinéma, le militant, le cinéphile engagé après avoir exprimé sa joie d'être honoré par les JCC, a légué un message, tel un testament cinématographique et artistique, aux jeunes cinéastes arabes et africains, déclarant en substance: «J'appelle les cinéastes tunisiens, arabes et africains à être sincères avec eux-mêmes et leurs œuvres, à mettre toute leur force, corps et âmes, afin de faire des films engagés, loin de toute influence étrangère et de tout compromis. Cela en mettant en avant leur identité. Chaque pays africain et arabe se doit de défendre sa propre identité». Identité et sincérité, c'est justement sur ces deux credo que le regretté a bâti son action et son œuvre engagée et militante. Combat sincère pour l'identité Pour le déceler, remontons le cours de sa trajectoire : né le 5 janvier 1927 à Sayada, il obtient, après des études secondaires au lycée de garçons de Sfax, une licence en lettres arabes en 1951. Une année après, débute son histoire avec le cinéma quand il intègre le ciné-club Louis Lumière à Sfax, qui porte son nom depuis 1999. Après son retour de France où il a poursuivi ses études à la faculté de Lettres de Paris et un séjour de dix ans dans la capitale française, il revient à sa passion et à ses premières amours : le cinéma. Il multiplie les actions, les initiatives et les écrits dans de nombreuses revues arabes et françaises dont Les cinémas africains. Ainsi, il devient président de la fédération des ciné-clubs, puis devenu de 1962 à 1970, directeur du cinéma au ministère de la Culture, il fonde en 1966, avec le soutien de M. Chedli Klibi, les Journées cinématographiques de Carthage et en sera le secrétaire général jusqu'en 1974. En créant les JCC, Tahar Cheriaâ n'avait qu'une idée en tête : mettre en avant l'identité d'un continent à travers son cinéma. Un cinéma laissé pour compte au temps de la prédominance du cinéma mondial, notamment hollywoodien et européen, un cinéma de la marge ignoré par ses propres écrans. Son initiative fut une réussite, puisque dans les années 66, 68, 70 et 72 où il présida les quatre premières sessions, tous les yeux des professionnels, cinéphiles et critiques du monde, se sont tournés vers Carthage, ce qui créa une curiosité et un intérêt sans pareils pour le cinéma du tiers monde et ses nombreux talents : Youssef Chahine, Tewfik Salah, Med Hondo, Salah Abou Seïf, Hammouda Ben Halima, Abdellatif Ben Ammar, Borhane Alaouié, Gaston Kaboré, P. S. Vieyra, D. D. Mambety, Souleyman Cissé, Lakhdar Hamina, Marzek Allouache, Ousmane Sembène, etc. En témoigne l'impressionnante couverture médiatique de par le monde. Pourquoi avoir nommé ce festival «Les journées cinématographiques de Carthage» ? Parce qu'en le nommant ainsi (JCC), Tahar Chariaâ voulait que la manifestation soit non seulement l'occasion de montrer les films africains et arabes, mais aussi de favoriser les rencontres, les dialogues et les échanges entre les professionnels. Mieux, c'est à Carthage, en 1970, que la Fepaci (Fédération panafricaine des cinéastes) a été créée. Toujours dans ce souci de défense et de sauvegarde des identités africaines. Le cinéaste regretté, qui a toujours énoncé que celui qui maîtrise la distribution détient le cinéma, a pesé de tout son poids quand, en 1970, il a été nommé à la tête du service cinéma de l'Agence de la Francophonie (Acct), pour la création du Fespaco (Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou). Ainsi, son combat pour l'existence des identités particulières face à celles dominantes a été toujours sous-tendu par une sincérité combative, une clarté et une cohérence dans le discours et la vision. Celles d'un bâtisseur indépendant qui nous a légué une œuvre qu'il a résumée dans son ouvrage Ecrans d'abondance. Une œuvre dont profiteront, encore et toujours, les générations futures. Saluons, donc, la mémoire de ce bâtisseur authentique.