Par Omar KHLIFI (cinéaste) Près d'un demi-siècle après les dernières salves de ceux qui voulaient retarder l'inéluctable échéance de la libéralisation de tous les secteurs du cinéma africain, il serait utile, à l'occasion de cette 24e session, d'en rappeler les péripéties, pour l'histoire, et afin d'instruire la nouvelle et talentueuse génération de cinéastes africains de l'engagement militant de leurs aînés pour l'émergence d'un cinéma africain maître, chez lui, de sa destinée. Il se trouve que l'un des principaux protagonistes de cette courageuse croisade n'est autre que le Tunisien Tahar Chériâa qui est considéré comme l'un des analystes les plus lucides du cinéma africain. Il fut, en effet, incontestablement, le détonateur qui provoqua le déclenchement de la prise de conscience, nécessaire, pour secouer le joug des fiducies néocolonialistes qui voulaient pérenniser la monopolisation à leur profit de l'ensemble de l'exploitation et de la distribution cinématographique sur notre continent. Pour concrétiser ses idées avant-gardistes, Chériâa avait besoin d'un forum pour sensibiliser les pionniers du cinéma africain ainsi que les gouvernants de nos pays nouvellement indépendants. La tribune pour ce combat fut les Journées cinématographiques de Carthage. Chériâa était admirablement et efficacement soutenu par les jeunes «Anciens» cinéastes qui œuvraient, inlassablement, chacun dans son pays, pour la réussite de cette épreuve de force. Pour toutes ces raisons et quelques autres, les JCC se sont imposées d'emblée comme une gageure, un pari, heureusement tenu plus vite et plus irréversiblement que personne, à l'époque, n'osait l'espérer. Il serait utile de revisiter l'histoire oubliée et méconnue de la naissance, au forceps, du premier festival arabo-africain du cinéma qui fut confronté à de nombreuses, et graves, vicissitudes dues à la volonté de certaines institutions internationales (ONG) qui entendaient faire avorter cette manifestation cinématographique, qui risquait de faire prendre conscience aux cinéastes africains que leurs films ne pouvaient prendre leur élan, même dans leur propre pays, qu'en empruntant le circuit, commercial, dépendant de sociétés étrangères soucieuses, avant tout, de défendre leurs propres intérêts financiers. Malgré les embûches et les incidents de parcours inévitables, qui ne sont plus, de nos jours, qu'un lointain souvenir, les Journées cinématographiques de Carthage ont atteint, depuis, leur rythme de croisière et sont considérées comme étant les plus importantes du tiers monde. C'est, en effet, un rendez-vous et une échéance attendus par tous les cinéastes qui s'y préparent longtemps à l'avance. Ce pionnier des festivals cinématographiques en Afrique et dans le monde arabe a fait de nombreux émules pour lesquels il demeure le frère aîné et la référence pour le bonheur de nos cinéastes qui le considèrent, toujours, comme étant le leur. Le tout début, c'était en 1964, lors de la préparation en Tunisie du «Plan quadriennal de développement» (1965-1968), et qu'un chapitre fut consacré au cinéma et à son développement. Le 5 janvier 1965, un conseil ministériel restreint fut consacré entièrement au chapitre cinéma de ce plan. Entre autres, il fut décidé de la création d'un complexe cinématographique, qui ne fut inauguré qu'en janvier 1967 (Satpec). Aussi, l'option fut-elle prise d'organiser à Tunis, une fois tous les deux ans, un festival international du film. Avec, en plus, la recommandation de produire des films de fiction, de longs métrages tunisiens. En mai 1962, le secrétaire d'Etat aux affaires culturelles et à l'information de la Tunisie, nouvellement indépendante, décida de créer un service du cinéma qui sera chargé d'appliquer la politique gouvernementale en matière de cinéma et de préparer le festival. Au départ, fut le FIJCC Pour mettre en œuvre ce programme, il a sollicité et obtenu de l'Education nationale le détachement de Tahar Chériâa, un professeur d'arabe, grand cinéphile et l'un des principaux animateurs des fameux ciné-clubs de Sfax, capitale du sud tunisien. Monsieur Chedly Klibi, alors à la tête du département de la culture, fut le véritable «auteur» à l'échelle gouvernementale pour l'émergence de ce premier festival cinématographique, biennal, de l'Afrique et du monde arabe. Après bien des péripéties, des doutes et des hésitations, enfin la première session eut lieu du 4 au 11 décembre 1966, et portait, initialement, le nom de Festival international des Journées cinématographiques de Carthage (FIJCC). La compétition était ouverte aux films du monde entier et se déroulait au cinéma «Le Mondial» à Tunis. C'est ainsi qu'étaient présents des pays comme la RDA, la Bulgarie, l'URSS, la France, la Grande-Bretagne, la Hongrie, la Hollande, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, la RFA, la Grèce, l'Italie, la Pologne, la Turquie et la Belgique. Les pays africains n'était représentés que par le Sénégal avec La Noire de... de Ousmane Sembene, et la Guinée avec L'Afrique danse. Quant aux pays arabes, curieusement, seul le Liban était présent avec le film Victoire du vaincu de Samir Nasri. La Tunisie devait être représentée par le film Alfajr (L'Aube) de Omar Khlifi dont des photos figuraient sur le dépliant du festival, mais malheureusement les opérations de montage, à Paris, ne furent pas achevées à temps. Dans son discours d'ouverture au cinéma «Le Palmarium», aujourd'hui disparu, M. Chédly Klibi insista sur le fait que « ce festival cherchait à favoriser une rencontre amicale entre la jeune génération qui, en Tunisie, au Maghreb ou en Afrique, se passionne pour le cinéma en tant que mode d'expression et instrument de communication... Le cinéma ne manque pas de problèmes à résoudre. De plus, qu'est -il dans son essence, sinon l'homme lui-même en image, en question et en situation ? Parler de cinéma, c'est aussi, c'est encore parler de l'homme, de ses préoccupations et de ses aspirations. Est-il un propos mieux indiqué pour rapprocher les hommes et les peuples, leur faire parler le même langage, leur donner ne serait-ce que pendant quelques instants une même vision des choses et du monde. Nous sommes sûrs qu'un tel dialogue ne peut conduire qu'à une meilleure connaissance réciproque entre Africains et Européens, entre Méditerranée du Sud et Méditerranée du Nord. Cette première session était présidée par Lamine Chabbi en tant que président du Comité culturel national. Le secrétaire général n'était autre que Tahar Chériâa, chef du service du cinéma et cheville ouvrière du festival. Les membres du jury, au nombre de six, dont seulement deux Tunisiens Hamadi Ben Mabrouk, critique à la radio, et Tahar Chériâa. Tous les autres étaient européens. Le Tanit d'or (premier prix) revint au Sénégalais Sembene Ousmane pour son film La Noire de..., le Tanit d'argent fut décerné au film Le premier cri du Tchèque Jéromil Jirès. Après cette première session qui fut qualifiée d'internationale, les responsables voulurent opter, d'abord, pour une formule méditerranéenne, avant de décider que les films participants à la compétition officielle des JCC soient réservés, exclusivement, à partir de la deuxième session de 1968, aux films arabes et africains. Il apparaissait, à l'évidence, que pour la Tunisie il fallait faire preuve d'initiative et de prendre date, sinon prendre les devants. Ce festival fut conçu et réalisé avec et pour les pays africains et arabes, dans la solidarité que dicte la communauté des situations et des intérêts. Pourtant, sitôt la fête du cinéma terminée que la puissante et influente Fédération internationale des associations de producteurs de films ( Fiapf), dans une lettre adressée au ministre tunisien de la Culture, prétendait régenter les festivals cinématographiques dans le monde, d'abord par le truchement de sa caution et de sa reconnaissance, et, surtout, en lui imposant son propre règlement général, élaboré et fixé arbitrairement par la Mpeaa (Motion Picture Export Association of America). Tahar Chériâa, soucieux de la liberté d'action du festival, s'opposa, fermement, à cette prétention de « tutelle» qui considérait tous les pays arabes et africains comme étant «leur marché». Alertés, les cinéastes arabes et africains apportaient leur appui déterminé contre cette prétention d'hégémonie. Cela, par le truchement de la Fédération panafricaine des cinéastes (Fepaci) qui, fondée au cours des IIIe JCC de 1970, fut chargée par la première assemblée générale d'un programme d'action précis d'appui politique au profit des deux festivals de Carthage et de Ouagadougou. A vrai dire, de crainte de perturber le marché, les JCC se plièrent, sous la pression, discrètement, aux conditions de la Fiapf dès la deuxième session de 1968. En sollicitant, d'abord, sa reconnaissance, ensuite en feignant d'accepter, pour la forme, sa réglementation tout en attendant des jours meilleurs. Réticent, le bureau directeur des JCC décide de passer outre. L'inévitable incident éclata, justement, lors de cette deuxième session, lorsque le jury n'a pas jugé utile de décerner le Tanit d'or, alors que la Fiapf exige que l'on délivre tous les prix prévus, par le règlement, d'un festival qu'elle daigne reconnaître, malgré ces quelques incidents de parcours dus essentiellement au refus des cinéastes et des cinéphiles chargés de l'organisation d'accepter de s'aligner sur les directives de la Fiapf. Celle-ci, pourtant, jubile et ses majors se frottent les mains, tout contents d'avoir gagné, même partiellement, cette première épreuve de force. Mais cette victoire fut de courte durée, la prochaine étape pour la Fiapf fut des plus douloureuses. En effet, pour corser le tout, l'Etat tunisien, dans le cadre de la désastreuse politique de collectivisation à outrance, prônée par le ministre Ahmed Ben Salah, décréta le 29 janvier 1969 la monopolisation totale de l'importation et de la distribution des films au profit de la société étatique Satpec. Ce monopole devait durer une dizaine d'années. (Nous publions demain la suite de ce document)