Alyssa Belguith distille, par procuration, le parcours de ceux qui éprouvent le besoin d'élévation. Au fil de ce récit curieusement séduisant, l'auteur cherche à prouver que, pour comprendre les grandes choses, la seule issue est de se faire contemplatif et de se choisir un maître. Un contrat Win-Win où le maître trouve aussi son compte en ponctuant son identité au même moment où il révèle la sienne à son disciple. Deniz Aydin renferme une histoire que l'auteur nous sert au goutte-à-goutte, telles des clefs que l'on parsème sur un parcours de chasse au trésor. On trouve le procédé suspect tout de suite et on imagine le pire. Va-t-elle nous révéler une identité criminelle, une folie en bonne forme, le déshonneur et l'apostasie ? On apprendra plus tard que l'on n'est pas tombé trop loin et que l'histoire recèle une crise de foi mais, pour l'heure, nous devrons nous contenter de ce que nous distille Alyssa Belguith ; c'est-à-dire le thème du vieil homme et de la mer qu'elle revisite, le mettant (comme ceux qui l'ont précédée) face aux éléments, obligé de se croire égal à ces forces primordiales. Le maître et le disciple Elle nous chuchote que c'est tout ce que nous aurons en coupant court à l'alternative évidente : la terre ferme. Du plancher des vaches, elle ne permet à Deniz Aydin d'être retenu que par trois lieux : l'auberge, le bar, le port ! La solitude du vieil homme est tout de suite suspendue par l'entrée en scène d'un jeune marin, Ümit, qui se comporte, non pas comme un jeune écervelé inconscient de ce qui se passe autour de lui, mais plutôt comme un disciple dans la tradition la plus pure dont le but ultime est d'apprendre quelque chose du vieil aguerri, rafler tout ce qui lui tombe sous la main ; les idées, les astuces face à l'indicible, voir plus haut, bien plus haut. Et il en apprend… Nous écoutons avec lui un discours sans nul autre pareil sur la mer, au-delà de son identité d'élément, vers la sphère des grands symboles, en guise de don du Seigneur. Un discours tissé de mystères où le jeune marin se découvre une identité de contemplatif à la lumière de la sagesse du vieil érudit. Pourtant, Aydin est ravagé par les doutes, jusque sur sa propre raison ! Un doute qui l‘élève encore plus dans cette conscience du monde que nous lui découvrons au fil des révélations. La terre tangue sous les pieds du disciple quand le maître atteste qu'il entend la terre tourner. Respect et stupeur. Les deux marins, le vieux et le jeune, devenus deux Mouridin (le Mourid est ‘'celui qui veut'', ‘'celui qui aspire à'', ‘'celui qui est en quête de l'agrément du Seigneur‘‘) ; le maître et le disciple s'élèvent ensemble par les interrogations et les prières. Aimer sans voir, c'est la définition de la croyance en la toute-puissance du Seigneur, pratiquement dans les pas de Sayyidouna Ibrahim qui Lui a demandé : ‘'Montre-moi comment tu fais revivre les morts.'' L'ascèse à laquelle aspirent les plus sages Telle une illumination, la vérité leur apparut que si le disciple avait besoin d'un maître pour justifier son identité, le maître ressentait aussi le caractère nécessaire du disciple pour la même raison. C'est donc une manière de découverte commune, d'une part, et de deux révélations personnelles, de l'autre, qui se cristallisent dès lors au fil de dialogues étonnants repus de symboles et parsemés de l'intelligence des choses. Ce qui nous donne une impression persistante de relire, sous un nouvel éclairage, une nouvelle lumière, les dialogues qui nous sont parvenus de la sagesse grecque devant lesquels des générations entières se sont arrêtées depuis des siècles. Le tout drapé, nous semble-t-il, des grands thèmes et des grands mystères que les chercheurs de la pensée ont inlassablement cherchés à élucider depuis la nuit des temps. Un exemple ? Voici l'un des dialogues les plus courts entre le maître et le disciple, entre les deux marins dont les yeux considèrent l'infinité, non seulement vers la mer, mais aussi certainement au-delà de la mer et au-delà de l'horizon : ‘'--Maître, est-ce que tout va bien ? Vous m'avez l'air… ailleurs. Comme… préoccupé. L'êtes-vous maître ? --Suis-je quoi ? --Ailleurs. Je sais que vous l'êtes. Vous êtes au port, votre port. --J'y suis bien. --Je vous laisse. --Non, vous m'accompagnez.'' Un long parcours s'égrène pour culminer, comme il se doit, par l'incontournable ascèse à laquelle aspirent les plus sages d'entre-nous. Ecoutons Alyssa Belguith le dire dans sa propre prose : ‘'Un ermite vit-il dans l'extase ? Son inconfort devient le comble du confort. Il faut qu'il en sorte. Mortifier la chair, fortifier l'esprit, certes. Mais n'y prenait-il point trop de plaisir ?... Oui, l'aube se pinte et avec elle l'espoir d'un nouveau départ, d'un nouveau voyage, fût-il seulement intérieur.'' Alyssa Belguith semble défendre cette thèse que chacun d'entre nous est un Mourid qui poursuit une quête, où que nous nous trouvions et elle le prouve en confiant la quête de l'élévation à des marins quelconques ; du moins dans un premier temps, avant de virer de bord et de nous montrer que le trivial est capable de recéler le sublime. L'ouvrage ‘'L'amant de la mer'', 330p., mouture française Par Alyssa Belguith Editions Arabesques, 2018