Depuis une semaine, le club culturel Tahar Haddad accueille une exposition de Jamel Sghaier. Intitulée "Paysages intérieurs", cette exposition se poursuivra jusqu'au 26 février permettant ainsi au public de retrouver Sghaier et ses oeuvres. Résidant en Allemagne depuis une décennie, Jamel Sghaier est désormais associé à de nombreuses galeries du nord de l'Allemagne, dans la région de Bielefeld. Ses travaux circulent ainsi dans toute l'Europe et connaissent un accueil des plus positifs. Artiste conceptuel, Sghaier travaille sur les volumes dans un essai de mise en mouvement de l'espace plastique par la bichromie. Kandinsky et le «Weltanschaung» De grand format, ses tableaux répondent à une démarche formelle qui investit aussi bien la couleur que les formes géométriques. En effet, dans l'oeuvre de Sghaier, tout est géométrie, agencement sur des surfaces planes, avec une fonction utile assignée au blanc et au noir. Métaphore du vide, du temps virginal, de la vacuité, le blanc irrigue les oeuvres et leur offre équilibre et lignes de fuite. Par opposition, le noir, lorsqu'il surgit, évoque l'insondable des profondeurs, l'illimité du cosmos, l'obscur dans son essence. Cette dialectique qui peut être assimilée à Eros et Thanatos ou encore à l'ordre du désir face à la réalité du monde structure depuis longtemps l'art de Jamel Sghaier qui avant d'embrasser la peinture comme un sacerdoce était un marin en haute mer. La fluidité de ses oeuvres évoque parfois l'élément liquide mais le plus important reste cet attrait des grandes surfaces planes pour le peintre. La couleur n'est pas absente des paysages intérieurs de Sghaier. Avec de grands modules cubiques, cet artiste met face à face des couleurs dans une démarche assez proche du pop art des années soixante et des oeuvres oniriques. Toutefois, les surfaces colorées de Sghaier obéissent à un véritable projet, une sorte de "Weltanschaung" (vision du monde) pour employer un langage philosophique allemand. Comme Kandinsky, Sghaier adopte une démarche géométrique sans entrer dans les méandres voulus par le maître russe. Il instaure un "Umwelt" (monde propre) qui est d'essence sémiologique. En d'autres termes, signifiants et signifiés dialoguent, s'abolissent et se confondent dans une approche dans laquelle les cryptogrammes hermétiques sont de mise. Jamel Sghaier, en pleine abstraction, laisse le regard du récepteur décoder ses oeuvres que, d'ailleurs et c'est tout à fait significatif, il intitule toutes "Composition". A l'artiste de composer, au regard de décoder et à la critique de faire son travail. Devant ces compositions émanant de paysages intérieurs, le regard est totalement libre. Libre de ne voir que la géométrie des formes. Libre de transcender ce qu'il voit en recomposant la rigueur de la géométrie en fonction de ses propres paysages intérieurs. Libre aussi de refuser cette abstraction interactive, ce travail sur soi qu'impliquent les oeuvres de Sghaier dont la surface n'est qu'un trompe-l-oeil, une illusion, un simple reflet qu'il faut savoir sonder... En cela, l'une des clés de l'oeuvre de Jamel Sghaier est bel et bien le soufisme et ce qu'il implique dans le mode d'appréhension du réel. Pour Roumi, Attar, Chirazi ou Sghaier, le réel est un reflet, l'essentiel étant toujours caché et ne se révélant qu'aux regards initiés. Cette dialectique du "dhaher" (l'apparent) et du "baten" (l'essentiel qui est sous la surface des choses) est une des matrices qui structurent la démarche de Sghaier. Le caractère néo-platonicien de son oeuvre n'a pas échappé à la critique allemande qui , depuis Goethe et Schiller, va à la source des spiritualités orientales. Car il existe d'invisibles correspondances entre ces poètes et philosophes soufis et les grosses taches de couleur auxquelles nous confronte Sghaier. De fait, l'artiste piège notre regard qui, comme celui des enchainés de la mythique caverne de Platon, ne sait voir ni l'envers ni la profondeur du réel, se contentant des illusions de la surface. Devant les tableaux de Sghaier, notre regard doit apprendre, se remettre en question, bouleverser ses points d'appui. A l'image de ces "mourid" de la tradition soufie, nous devons accepter de voir le réel derrière le réel, accepter le jeu subtil instauré par le plasticien soufi pour lequel une composition en acrylique sur toile n'est pas ce qu'elle est mais un simple reflet de désirs qu'il faut savoir débusquer. Du soufisme à Goethe Formaliste et conceptuel jusqu'au bout, Jamel Sghaier crée un monde dans lequel calligraphies et arabesques n'ont pas droit de cité. Il leur préfère une abstraction plus neutre tout en étant plus éloignée de la tradition non anthropomorphe dont il provient. En peignant, il est à la fois oriental par sa référence au soufisme et occidental par ses emplois de modules signifiants. Mieux, les dédoublements plastiques qui interviennent dans le champ de ses tableaux semblent inconsciemment se référer à "Gingko Biloba", un poème célèbre de Goethe dans lequel le grand poète décrit une feuille bilobée provenant d'un jardin japonais et croissant dans un parc allemand. Goethe prête à cette feuille des vertus et des significations secrètes que seuls "ceux qui savent" peuvent voir. De fait, tous ces paysages intérieurs sont ceux d'un homme ayant choisi de vivre entre Orient et Occident, au sein d'une féconde confluence, au coeur d'une très symbolique tectonique des plaques que certains nomment choc et d'autres dialogue des civilisations. Déroutantes, les sept (un chiffre magique!) toiles qui composent la nouvelle collection de Jamel Sghaier attendent nos regards, interpellent notre paresse intellectuelle et vont bien au delà des formes, dans un espace subtil fait d'anabases et d'élévations, dans une échelle de la sagesse qui nous apprend à interroger ce que nous voyons pour en déceler le sens profond.