Cet homme qui a traversé le 20e siècle a marqué l'histoire de son pays. Avec Elyssa Didon, Hannibal et Kheireddine Pacha, ils sont considérés, par Habib Boularès dans son livre « Histoire de la Tunisie », comme les plus grands Tunisiens de tous les temps. Sans lui, « la Tunisie ne serait pas, aujourd'hui, la seule démocratie du monde arabe. Oriental occidentalisé, musulman nourri des Lumières, il a conduit son pays à l'indépendance et l'a ouvert sur le monde moderne » Il y a dix-neuf ans jour pour jour, les Tunisiens, incrédules, apprennent, par un communiqué laconique diffusé par l'agence officielle Tunis Afrique presse (TAP), la mort du premier président de la République Habib Bourguiba. Déposé par un « coup d'Etat médico-légal », le 7 novembre 1987 par celui qui était alors son Premier ministre, Zine El Abidine Ben Ali, officiellement pour incapacité physique et mentale, il a passé le restant de sa vie reclus dans la résidence du gouverneur de Monastir. Au cours de ses rares apparitions, en compagnie de son successeur, il apparaissait comme un homme physiquement diminué, affecté et perdu dans cette Tunisie dont il est le bâtisseur. Les Tunisiens, qui scrutaient la moindre petite information sur sa santé, ont, pour la plupart, été choqués par ces images du vieil homme alité à l'Hôpital militaire, à qui rendait visite son successeur Ben Ali, accompagné de sa femme Leïla Trabelsi. Le message était contre-productif. Mais certainement voulu. Car, pour ceux qui ont connu Bourguiba dans sa grandeur, il était inadmissible de le montrer dans cet état de déliquescence totale. Un rendez-vous manqué L'annonce de sa mort a sonné comme une onde de choc dans l'opinion publique nationale et l'information a fait le tour du monde. Les télégrammes de condoléances ont afflué et certains chefs d'Etat étrangers ont annoncé leur venue en Tunisie pour assister à ses funérailles que des chaînes de télévision se sont préparées à transmettre en direct. Sauf que, pour des raisons encore inexpliquées, cet évènement a totalement été passé sous silence. Ce qui est resté au travers de la gorge de tous ceux qui ont aimé Bourguiba dont les funérailles resteront à jamais gravées dans les mémoires comme un véritable affront et une insulte pour l'ensemble du peuple tunisien. Un rendez-vous totalement manqué qui prouve les hésitations et la peur du régime à cette époque. Les Tunisiens, les regards rivés sur l'écran s'impatientaient en regardant défiler devant leurs yeux des documentaires sur les animaux et les insectes et ne désespéraient pas de la retransmission des funérailles. Peine perdue. La télévision nationale a « boycotté » les obsèques et s'est contentée de quelques minutes dans le JT de 20h00 du 8 avril 2000. Avec l'oraison funèbre prononcée par son successeur. La télévision algérienne a fait mieux en consacrant plus de temps et plus d'images à l'évènement. Les chaînes arabes et européennes ont, à leur tour, diffusé des témoignages et des documentaires sur le premier président de la Tunisie, durant les journées ayant suivi sa mort. La foule a été empêchée de l'accompagner à sa dernière demeure, le mausolée qu'il a fait construire pour abriter sa dépouille. Même ses anciens ministres et compagnons de route n'ont pas réussi à se faufiler parmi les officiels et les délégations étrangères de haut niveau composées de chefs d'Etat et de gouvernement dont notamment feu Yasser Arafat, Abdelaziz Bouteflika et Jacques Chirac. «Des funérailles escamotées, manipulées, qui ont semé la frustration parmi la population et suscité la colère et l'amertume de la famille de l'ancien président», écrivait le journal Libération. Aujourd'hui encore, on ne sait pas comment et pourquoi a-t-on fait cette offense au «Combattant suprême» et au peuple tunisien. Dans ses mémoires, l'ancien gouverneur de Monastir, Habib Brahem, aujourd'hui décédé, qui a été chargé de veiller sur Bourguiba, a réservé tout un chapitre à ce rendez-vous manqué. Il a révélé comment il est entré en contact avec feu Abdelaziz Ben Dhia, le ministre d'Etat conseiller spécial de Ben Ali, et Abdelwaheb Abdallah, le communicant de l'ancien président, pour assurer la couverture en direct des funérailles. Après avoir été rassuré, il a dû déchanter face aux atermoiements des responsables du Palais de Carthage. «Abdelwaheb Abdallah m'a expliqué, a-t-il écrit, que des difficultés de dernière minute empêchent la réalisation de ce souhait», celui de la retransmission des funérailles (page 168). «Ces arguments, ajoute-t-il, sont vains» et dénués de sens. «La décision a été prise et inutile d'insister», lui a-t-on rétorqué (page 169). Tout comme cette photo placée sur son cercueil à la maison du parti qu'il avait fait construire au début des années 1970, montrant le grand disparu sous le visage d'un vieil homme affecté par la maladie, qui poursuivra à jamais ses auteurs. On l'a choisie parmi des centaines d'autres jetées pêle-mêle dans les archives de la présidence. Une ultime offense à la mémoire du « père de la nation » avant le transport de son corps dans les soutes d'un avion estampillé «7 novembre». Un «symbole cruel» que les vrais destouriens ne pardonneront jamais. Car les autres l'ont abandonné à son triste sort, de peur ou d'ingratitude, préférant « l'artisan du 7 novembre » au « Combattant suprême ». Les quelques rares voix qui se sont élevées pour appeler à un meilleur traitement du père fondateur venaient des militants de gauche, comme Georges Adda, du parti communiste qui, dans une lettre adressée à Ben Ali en 1997, l'adjurait de rendre à Bourguiba, qu'il qualifiait du «plus vieux interdit de liberté du monde», «sa pleine et entière liberté de se déplacer et de recevoir». Un référent consensuel Après le 14 janvier 2011, les langues se sont déliées. D'où « la réémergence de la figure tutélaire de Bourguiba qui avait su moderniser la Tunisie » et qui s'est transformé en un référent consensuel, pour la plupart de ses concitoyens. Aujourd'hui encore, cet héritage bourguibien est plus que jamais vivace dans les esprits des destouriens et autres qui en revendiquent la filiation. Les grands hommes, malgré les vicissitudes de la vie et l'ingratitude des humains, ne tombent pas dans l'oubli. Leurs œuvres les ressusciteront toujours. Ses enfants, filles surtout, célèbrent chaque moment de sa vie comme s'il était là, avec eux, parmi eux qui veille sur son legs, un legs que le temps ne saurait effacer. Ils chantent sa gloire, se remémorent ses actions, les premiers pas d'un pays nouvellement souverain. Son mausolée à Monastir est devenu le lieu le plus visité de la ville. Tous les politiques, ou presque, se déplacent spécialement pour se recueillir sur sa tombe. L'attitude de certains de le «vitrioler et de défigurer son action» ne pourrait altérer son héritage devenu la chose la mieux partagée par les Tunisiens qui le portent, plus que jamais, dans leur cœur. Même ceux et celles qui essaient de salir sa mémoire «d'une rétrospective sélective axée sur des aspects négatifs» de son œuvre, tentant de rallumer la discorde et raviver les passions, en ont pris pour leur grade. Dans son livre, « Bourguiba » publié au mois de février dernier en France, l'ancien rédacteur en chef du journal Le Monde, Bertrand Le Gendre, décrit le parcours de ce « musulman nourri de lumières », de sa naissance, officiellement le 3 août 1903, dans « la petite ville de Monastir » jusqu'à sa mort, reclus dans cette même ville, le 6 avril 2000. Bourguiba est un grand réformateur qui a fait du combat pour la libération de la femme une priorité absolue. Son premier décret en tant que chef du gouvernement fut la promulgation, le 13 août 1956, du fameux Code du statut personnel (CSP), interdisant la polygamie et instituant le divorce judiciaire et qui demeure l'une des plus grandes fiertés de la Tunisie. Il s'est attelé à la construction d'un Etat moderne avec des institutions qu'il voulait pérennes, réformé la société en généralisant la scolarisation, avec pour slogan porteur « une école sur chaque colline ». Il s'est attaqué à l'éradication de la pauvreté et a institué la santé pour tous. La politique de ce qui est communément appelé « planning familial » et la légalisation de l'interruption volontaire de la grossesse en 1973, deux ans après la loi Simone Veil sur l'Ivg en France, ont évité au pays une forte croissance de la natalité qui aurait pu handicaper fortement son développement. « S'il n'en reste qu'un… » Mais Bourguiba est aussi cet homme épris de culture arabe et française. Un parfait bilingue, orateur hors pair qui savait haranguer la foule. Il récitait le Coran et apprenait par cœur les poèmes d'Al Moutannabi, Chebbi et d'autres. Comme il récitait Vicor Hugo, Lamartine et Alferd De Vigny. Avec son ami, l'ancien président sénégalais, Leopold Sedar Senghor, il se régalait en faisant chacun étalage de ses connaissances de la langue de Molière et en chantant des poèmes. Exilé à saint Fort Nicolas, il a fait siens ces deux vers du célèbre poète français Victor Hugo : « S'il en demeure dix, je serai le dixième ; Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là ! ». Ce sont les deux derniers vers du poème « Ultima Verba », que le poète avait écrit pour « énoncer la valeur de l'exil, répéter le pouvoir prophétique de la poésie et enfin dresser la statue du poète proscrit ». Cet homme qui a traversé le 20e siècle et qui a combattu la France, connu ses prisons, avant de devenir l'un de ses meilleurs alliés, a marqué l'histoire de son pays. Avec Elyssa Didon, Hannibal et Kheireddinne Pacha, ils sont considérés, par Habib Boulares dans son livre « Histoire de la Tunisie », comme les plus grands Tunisiens de tous les temps. « Sans Habib Bourguiba, la Tunisie ne serait pas, aujourd'hui, la seule démocratie du monde arabe. Oriental occidentalisé, musulman nourri des Lumières, il a conduit son pays à l'indépendance et l'a ouvert sur le monde moderne », lit-on dans le livre de Bertrand Le Gendre.