La Presse — Alors que le pays broie du noir à cause d'une atmosphère délétère et d'un circuit économique en panne, la vigueur démocratique dont fait preuve la nouvelle mosaïque politique tunisienne tient en haleine les experts et les analystes politiques. En effet, dans un pays où les mots liberté et démocratie écorchaient les bouches il y a encore quelques jours, le halo des projecteurs s'est subitement focalisé sur un peuple qui, encore une fois, démontre qu'il est un peuple d'exception. Oui, le Tunisien ne se laisse pas tondre la laine sur le dos facilement. Il est et aime être libre. Preuve en est, le départ de Ben Ali n'a pas suffi à calmer l'ardeur de la rue. Le peuple en demande plus. En effet, la proclamation lundi de la composition du gouvernement d'union nationale a provoqué un tollé au sein de l'Union générale des travailleurs tunisiens qui a rapidement décidé de retirer ses représentants du gouvernement. De l'avis des syndicalistes, la composition du gouvernement d'union nationale qui a pour mission d'assurer la transition démocratique n'est pas équilibrée et ne peut en aucun cas réaliser les objectifs qui lui sont assignés dans cette conjoncture difficile. Au fait, la grogne de la Centrale syndicale aurait aussi pour origine la présence de six ministres de couleur RCD qui ont déjà servi sous le régime de Ben Ali. Autre pomme de discorde: en se réservant les ministères de souveraineté et en attribuant les portefeuilles délicats aux syndicalistes, le RCD «vise, selon eux, à les décrédibiliser, à les mettre en déroute et à enliser la Centrale syndicale dans des chemins inextricables». Sans coup férir, le secrétaire général du Forum démocratique pour le travail et les libertés (Fdtl), Mustapha Ben Jaâfar, qui venait d'être nommé ministre de la Santé publique au sein du gouvernement d'union nationale annoncée avant-hier, a déclaré que son parti suspendait sa participation au gouvernement d'union nationale dont il réclame la "révision". En même temps, M.Foued Mebazaâ, Président de la République par intérim, et Mohamed Ghannouchi, Premier ministre, qui subissent des tirs à boulets rouges à cause de leur casquette RCD, ont cherché à tirer leur épingle du jeu en présentant hier leur démission de leurs responsabilités au sein dudit parti. C'est pour le moment la seule voie du salut pour apaiser les tensions et les nerfs à vif des manifestants et des opposants réclamant la rupture totale avec l'idéologie et les symboles de l'ancien régime. Certes, ces démissions ont une portée beaucoup plus importante car elles viennent concrétiser la volonté de séparer les organes de l'Etat des partis; toutefois, le rouleau compresseur des revendications populaires ne semble pas vouloir s'arrêter en si bon chemin. Torpeur hébétée Pour sa part, tel un géant aux pieds d'argile, le Rassemblement constitutionnel démocratique, le plus imposant parti du pays qui a mis le grappin sur tous les appareils de l'Etat sous le régime de Ben Ali et qui semble plongé dans une torpeur hébétée depuis quelques jours, sort de son silence en rendant public un communiqué annonçant la radiation de huit de ses responsables, à savoir Zine El Abidine Ben Ali, Abdallah Kallel, Abdelaziz Ben Dhia, Ahmed Iyadh Ouederni, Abdelwaheb Abdallah, Rafik Belhaj Kacem, Belhassen Trabelsi, Mohamed Sakher El Materi. Hormis les deux derniers qui n'ont été que de simples figurants intelligents au sein du Comité central du parti, par le biais de cette radiation, le Bureau politique du RCD qui vient de bannir ses stratèges historiques, ne serait plus que l'ombre d'un fantôme. Cette décision que le RCD impute aux résultats d'une enquête "menée au niveau du parti, à la suite des graves événements qui ont secoué le pays", ne serait qu'un miroir aux alouettes. Car nul n'ignore que le RCD croule depuis plus d'un mois sous le poids d'une revendication populaire réclamant sa dissolution et appelant à la rupture définitive avec les symboles de l'ancien régime. D'ailleurs, les deux journaux, organes du RCD, à savoir Le Renouveau et Al Horria, ne paraissent plus depuis samedi 16 janvier 2010. Et c'est au pas de charge, depuis plus d'un mois, que des milliers de manifestants ont continué à défiler hier aussi dans des marches pacifiques dans plusieurs villes du pays, dont la capitale, en signe de protestation contre le RCD. Ainsi, chaque jour, l'ambiance de vouloir faire triompher la volonté du peuple monte vertigineusement et la proclamation d'un gouvernement d'union nationale, qui ne répond pas aux aspirations des Tunisiens, lance dans la rue une marée humaine composée de citoyens, de syndicalistes, d'avocats, des militants de diverses sensibilités politiques et des intellectuels, outre les représentants des composantes de la société civile. Ils scandent des slogans appelant à la non-usurpation des sacrifices des martyrs, à la rupture définitive avec les symboles de l'ancien régime et au rejet de la composition du nouveau gouvernement. Les manifestants appellent aussi à la dissolution du Parlement, la suspension de la Constitution, la formation d'un gouvernement de salut national et la garantie de la liberté de la presse ainsi qu'à la nécessité de faire participer toutes les forces actives et démocratiques, notamment les jeunes, sans marginalisation, et ce, dans la perspective de l'élaboration de propositions susceptibles de faire sortir le pays de la situation actuelle. Ainsi le recours à la rue encore et toujours marque une nouvelle fois la manifestation de la volonté des partis politiques à concourir à l'expression populaire et la nécessité de s'incliner devant sa détermination. Car la dynamique politique qui a mis en branle le paysage politique tunisien depuis le départ de Ben Ali est considérée comme une occasion durant laquelle doit se cristalliser un débat passionné et passionnant qui se passe dans la ferveur et la transparence la plus totale et qui incarne un panorama politique qui bruisse de projets pour l'avenir et regorge d'un formidable potentiel de talents, d'ingéniosité, d'initiatives et qui placent le citoyen au centre du jeu politique dont il devient ainsi le principal délégataire de pouvoir par le biais des élections. Il n'empêche, qu'aujourd'hui, l'espoir des Tunisiens de retrouver le calme vole en éclats avec les surenchères politiques des partis et des organisations, qui semblent placer leurs intérêts avant ceux du peuple. Le comble, c'est que le torchon risque de brûler davantage avec le retour des leaders expatriés de l'opposition et l'entrée massive au grand jour des militants des partis politiques prohibés du temps de l'ancien régime.