Par Raouf SEDDIK Une certaine mauvaise intelligence des situations humaines et de leurs exigences fait que, souvent, des remèdes sont proposés qui sont pires que le mal qu'ils sont censés guérir. Plus que cela : le jeu politique veut que certains maux n'aient pas d'autre raison d'exister que le besoin qu'ont des personnes de se présenter comme des gens bien intentionnés qui viendraient généreusement nous en préserver. Dans le premier cas, c'est l'ignorance qui est à l'œuvre : parce qu'on n'a pas de la nature du mal qu'on se propose de guérir une connaissance suffisamment claire, on essaie de combler ce déficit par une surenchère dans la mobilisation du remède, croyant que plus le remède est fort, plus il est efficace. Or qu'il s'agit là de l'erreur fondamentale dans l'art médical : le remède devient en effet poison, et aggrave par conséquent le mal, dès lors qu'il n'est pas administré dans le respect de la juste mesure. Mais, dans le second cas, celui qui se charge d'agiter ostensiblement l'épouvantail pour s'accorder le privilège de s'ériger en sauveur face au bon peuple, sait bien que le mal à propos duquel il suscite notre alarme n'a même pas d'existence réelle, que c'est une invention sortie tout droit de son esprit et enflée par les artifices de la rhétorique. Pourtant, et paradoxalement, son savoir, son savoir machiavélique, a partie liée avec l'ignorance. C'est un savoir qui, en tout cas, relève d'une forme de pauvreté intellectuelle, laquelle ne parvient pas à apercevoir, ni le vrai mal contre lequel il conviendrait de s'armer, ni le mal très réel qui est fait à autrui quand on l'entraîne dans des alarmes qui n'ont pas lieu d'être. C'est une ignorance comme ignorance du mal qu'elle constitue elle-même au moment où elle prétend, de façon trompeuse, nous avertir d'un mal qui est en réalité factice. Il s'y trouve, en effet, une manière de forcer la croyance des hommes, dans un sens ou dans un autre, en fonction de ses propres visées particulières et, par là, de mépriser l'intelligence et la vocation de l'homme de se déterminer librement et en vraie connaissance de cause. Les ministres du gouvernement provisoire qui étaient présents dans l'ancien pouvoir constituent-ils une menace au développement du nouveau contrat social issu de la révolution ? Constituent-ils une menace du seul et unique fait qu'ils ont été mêlés au pouvoir du président déchu et indépendamment même de la question de savoir si leur comportement a été ou non irréprochable dans le passé ? C'est ce que nous affirment à l'envi des gens qui le scandent dans les rues, mais aussi des personnages éminents qui le font savoir dans les médias en publiant des communiqués. La clameur qui s'élève autour de cette question tend à nous faire croire qu'il n'existe aucun autre péril sur le chemin qui nous attend, sinon celui d'une sorte de contamination secrète du nouveau pouvoir par l'ancien sous l'action de ces «symboles» de l'ancien régime. Entre-temps, que se passe-t-il ? Au lieu de porter son attention sur ce qui se met actuellement en place sous l'action de ce gouvernement d'union nationale, et dont l'importance est tout simplement énorme, on est de plus en plus nombreux à se livrer ou à s'intéresser à des opérations de lynchage médiatique contre des personnes qu'on accuse de s'être compromises dans l'ancien régime. Telle personne est invitée à quitter le plateau d'une chaîne de télévision, après avoir été dûment conviée à participer à l'émission, et cela suite à une dénonciation en direct… et l'on se demande, d'ailleurs, si tout cela n'est pas un coup publicitaire monté : une façon de faire parler de soi en se donnant le rôle de champion de la révolution sur le compte de pauvres gens au passé trouble. Et l'on est nombreux à y trouver son compte en cédant au plaisir douteux de la vindicte populaire. Nombreux à ne pas s'apercevoir de la supercherie qui consiste pour les uns ou les autres à se forger opportunément un profil sympathique au détriment de cette révolution populaire qu'on prétend servir mais qu'on défigure profondément en niant ce qui a fait sa force : la revendication de l'égale dignité de chaque Tunisien. Nombreux encore à déserter le terrain qui consiste à réfléchir ensemble sur ce qui est fait, ce qui reste à faire et comment bien le faire. Au lendemain du 14 janvier, la question concernant la composition du gouvernement d'union nationale était la suivante : comment assurer une répartition des portefeuilles qui respecte à la fois la représentation des différentes sensibilités du peuple, le besoin d'assurer une transition sans heurt et, enfin, l'exigence de droiture et de disposition de chacun des membres à servir la cause de la révolution ? Cette question a changé et s'énonce désormais ainsi: comment, sans renoncer à la triple exigence évoquée, montrer à tous les Tunisiens et au monde entier que la révolution tunisienne est une révolution civilisée, qui sait dire non à ce qui, tout en se réclamant du peuple, ne sert pas mais dessert la cause du peuple et la grandeur largement reconnue du mouvement qui est venu de lui. Le maintien au sein du gouvernement d'union nationale des ministres qui ont été présents dans l'ancien pouvoir est pour nous un motif, non de déshonneur, mais bien de fierté: c'est le choix qui consiste à dire non à l'esprit de vengeance et oui à l'unité au service de notre avenir et de notre liberté. Ces ministres conspués, ici ou là, ne sont pas tant les «symboles» de l'ancien régime que les symboles de ce qu'il y a au contraire de sain, d'étonnamment sain, finalement, dans cette révolution tunisienne qui ne se laisse pas engluer dans les conflits, ni détourner de l'appel de l'histoire par d'inopportuns règlements de compte. Leur présence n'est pas seulement dictée par la nécessité d'assurer la continuité de l'Etat en cette période de transition : elle renvoie à la vocation de notre société à se projeter dans le futur de façon inclusive et ouverte, en ayant à cœur de construire un monde nouveau dans le respect de la vraie justice et loin de tout esprit de ressentiment… Soyons donc revendicatifs, pas vindicatifs !