Personnellement, et depuis une trentaine d'années que j'observe les artistes, de tous bords et de toutes tendances, ces derniers s'empêchent — ou s'auto-censurent — d'exécuter des objets qui pourraient devenir des instruments d'idolâtrie. Ainsi, par exemple, l'objet «taillé», l'art de la statuaire si présent et foisonnant dans nos sites archéologiques, ne trouve que peu d'adhérents en la matière, car la sculpture est menacée plus directement et plus sévèrement que la peinture en raison de sa figure à trois dimensions «qui projette une ombre» maléfique, celle de fantômes qui ne vivent plus et qui n'ont donc plus d'ombre. A de rares exceptions, les statues, équestre de Bourguiba du sculpteur Marzouk, ou celle d'Ibn Khaldoun de Zoubeïr Turki, n'ont été érigées que pour témoigner de l'importance de ces personnalités du point de vue civilisationnel et sociologique pour notre pays. Sans plus. Quant à la peinture, elle s'interdit elle-même d'entrer dans le domaine du sacré, comme c'en est le cas dans la peinture religieuse et sa représentation en Occident. Depuis les premiers balbutiements de la peinture chrétienne et jusqu'à l'art byzantin, les puissants ressorts de l'Eglise n'ont eu de cesse d'enrichir cette stylistique dont les directions de plus en plus différentes ont fini par se perdre ou s'estomper avec l'art moderne et ses nouvelles relations à notre époque. Chez nous donc, c'est, avant tout, l'image qui prime et qui est maintenant reproduite à un rythme effréné. Mais jamais, elle n'est précise, ni ne cherche une voie (et une voix) autre que celle de la représentation esthétique, à la fois légitime et autorisée. Nos trois pays du Maghreb occidental ont, pour une large part, hérité de la peinture coloniale un savoir-faire dont, depuis trois ou quatre générations d'artistes, les choses ont évolué, mais dans tous les sens, veux-je dire : le mimétisme, la réappropriation, la recherche d'une personnalisation et d'une légitimité autre dans les discours théoriques… Mais tout cela d'une manière indicible et dans l'effiloché. Même à l'époque du groupe des tatoueurs en Algérie, ou au Maroc, et avec la calligraphie (vidée de son sens initial), il s'est agi, tout au plus, d'une tentative en réaction contre les interdits et une manière aussi de se démarquer de l'iconographie occidentale et même, des techniques de l'abstraction. La génération actuelle refait le baptême de l'art à sa façon. Elle s'attaque maintenant aux tabous qui tendent à freiner l'évolution sociale. Cela va du sexe jusqu'aux problèmes socio-politiques et culturels. Allez voir des expositions et ne regardez les œuvres que sous cet angle. Elle sont comme des vins tirés de plusieurs caves : arrivés à maturité ou non n'est pas le problème, puisqu'il n'y a même pas de millésime. Il y a trente ans — dans des circonstances différentes, bien sûr —, nous avions vécu une identique embrouille de l'art… pour l'art. Mais espérons qu'avec les nouvelles technologies aidant, une autre perception de la réalité changeante et mouvante sans fin saura donner à l'iconographie des pays du Sud, qui possèdent un patrimoine merveilleux et encore intact, une nouvelle dimension tant espérée.